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Myriama Idir et Agathe Pinet, les fondatrices du prix Utopie.e. Crédit : ©Jeanne Lucas

Rencontre avec les fondatrices d’Utopi.e le premier prix d’art LGBTQIA+

Par Justine Sebbag

Si l’art est transgressif par essence, son marché se révèle a contrario un milieu difficile d’accès, voire totalement fermé à certains. C’est en tout cas le sentiment partagé par Agathe Pinet et Myriama Idir, qui ont décidé de braquer la lumière sur la scène artistique LGBTQIA+ en créant le prix Utopi.e dont la première édition est à découvrir jusqu’au 22 mai aux Magasins Généraux. Rencontre avec ces deux protagonistes qui veulent faire bouger les lignes (et les profils) de l’art contemporain. 

En attendant que le premier centre d’archives LGBTQIA+ voit le jour à Paris, des initiatives comme le prix ​​Utopi·e permettent de visibiliser la scène artistique queer actuelle. La première édition de ce prix, qui est le premier du genre en Europe, se tient du 17 au 22 mai aux Magasins Généraux, à Pantin, avec deux distinctions remises lors de la soirée inaugurale.

Parmi près de 250 candidatures reçues, 10 artistes ont été retenus. Se démarquant par la modernité de leur esthétique, les œuvres exposées illustrent de nouvelles façons de se définir, d’appréhender sa sexualité, son identité de genre et les enjeux qui gravitent autour. L’utopie étant la recherche d’un autre possible, rien d’étonnant à ce que le prix ait pour ambition d’engager un dialogue sociopolitique. Dans une société souvent violente envers les personnes issues de la communauté LGBTQIA+, le prix ​​Utopi·e offre un espace de répit accueillant la diversité. 

Avec Agathe Pinet et Myriama Idir, les fondatrices du prix ​​Utopi·e, nous avons discuté de leur approche attentive, engagée et inclusive de l’art. Rencontre. 

Citizen K : Racontez-nous votre parcours. Comment êtes-vous arrivées dans le milieu de l’art ? 

Agathe Pinet : Je suis arrivée dans le milieu de l’art il y a trois ans à peu près. À la fin de ma licence, je suis partie en Erasmus au Danemark. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser au milieu de la culture. En revenant à Paris, j’ai commencé un master en Management international du marché de l’art et j’ai enchaîné les stages dans des institutions comme Christie’s ; mais pour être très honnête, je me suis un peu ennuyée. Ensuite, j’ai fait une année de césure pendant laquelle j’ai travaillé pour Thanks for Nothing, une association artistique solidaire qui était en marge du marché de l’art. Et il y a un an environ, j’ai commencé à travailler en tant que chargée de production aux Magasins Généraux à Pantin, lieu qui s’est avéré être parfait pour moi. C’est toujours en lien avec le marché de l’art mais on est indépendants dans notre programmation, on travaille assez peu avec des galeries très commerciales. En parallèle, je développe le prix Utopi·e avec Myriama, qui nous permet de créer des liens entre art et engagement. 

Myriama Idir : Mon parcours d’études est un peu singulier. J’ai d’abord étudié l’histoire de l’art avant de suivre des formations autour des métiers de la culture et du spectacle, donc je viens plutôt de l’art vivant. Ensuite j’ai repris mes études pour retrouver le chemin des réflexions, des théories et pour nourrir mes expériences professionnelles. Je viens aussi du mouvement hip hop, par le graffiti et la danse. 

Citizen K : Racontez-nous votre rencontre. Comment est né le prix Utopi·e ? 

Myriama Idir : On s’est rencontrées il y a deux ans à l’Icart en master Marché international de l’art. On avait pas mal de travaux de groupe et on s’est vite rendu compte qu’on s’inscrivait sur les mêmes sujets. Des sujets militants, engagés sur les questions queers, féministes, écologiques. Après le master, on a continué à travailler ensemble assez naturellement.

Agathe Pinet : Oui, en fait, on s’est tout de suite compris sur plein de sujets. On se complète pas mal parce qu’on a 20 ans d’écart, des parcours très différents mais aussi des centres d’intérêt qui sont assez similaires. L’idée du prix Utopi·e est venue de ces projets qui nous ont permis de nous pencher sur les inégalités dans le monde de l’art. Je suis un peu tombée de ma chaise face aux chiffres, même si on a une certaine idée de la réalité du milieu. Et puis c’était un moment où je me questionnais sur ma place au sein de la communauté LGBTQIA+ et j’avais envie de faire quelque chose à mon échelle. J’ai commencé à réfléchir et, de fil en aiguille, Utopi·e a pris forme. Au bout de quelques mois, j’ai passé un coup de fil à Myriama, qui m’accompagne depuis pratiquement un an sur ce projet. 

Citizen K : Pourquoi avoir choisi d’appeler le prix Utopi·e ? 

Agathe Pinet : Disons que j’avais conscience des réalités du monde de l’art et de nos réalités en tant que membres de la communauté LGBTQIA+. J’avais vraiment envie de créer un espace qui n’existait pas et qu’on est en train de créer avec Utopi·e. Un espace de bienveillance, de bonne réception des œuvres, que ce soit sur le fond ou la forme. Que les artistes qui exposent se sentent accueillis et qu’il n’y ait pas de questionnement ou de remise en question de leur légitimité à créer et à être visible dans le milieu. J’ai commencé le projet toute seule à 24 ans, sans avoir énormément d’expérience dans le milieu de l’art. Je n’avais aucune idée de comment ça serait reçu donc ça me paraissait assez utopique de penser que ça pourrait marcher du premier coup. J’ai choisi de mettre un point médian entre le “i” et le “e” pour que les personnes qui lisent le nom du projet se questionnent sur l’idée d’inclusivité. Bien que ça se démocratise, tout le monde ne s’y intéresse pas et ça me semblait important que, dès le début, on puisse comprendre qu’il y a un certain engagement derrière le prix.

Citizen K : On entend souvent dire que l’art est un entre-soi, est-ce que vous avez fait ce constat ? Avez-vous en mémoire des expériences qui, toutes les deux, vous ont particulièrement marquées ? 

Agathe Pinet : Évidemment qu’il y a de l’entre-soi dans le milieu de l’art, mais comme il y en a dans tous les milieux je pense. Ça m’a frappée quand je travaillais pour une grosse galerie pendant la Fiac il y a deux ans environ : il n’y avait que des hommes blancs hétéros de 50 ans. Je pense que ça joue énormément dans le manque de représentation et dans le fait que les artistes ne se sentent pas forcément légitimes à exposer, à postuler à certains prix. C’est pour ça que c’était très important de réussir à mettre en place un projet comme celui d’Utopi.e. Ça permet de représenter d’autres formes d’art, d’autres corps, d’autres sexualités pour essayer de sortir de cet entre-soi. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il commence à y avoir vraiment de la place pour les initiatives comme Utopi.e. Il y a les associations Contemporaines, Alien She, Bye Bye Binary etc. Ma génération met en place ce qu’elle a envie de voir exister pour pouvoir sortir des schémas qu’on connaît et qui ne nous nourrissent plus du tout. 

Myriama Idir : Pour ma part, je ressens l’entre-soi de par mon milieu social. Je suis issue d’une famille algérienne immigrée appartenant à la classe ouvrière et j’ai grandi en province. L’art, je l’ai découvert grâce à l’école. Je me souviens m’être retrouvée devant l’Opéra de Dijon à 18 ans, sans savoir ce que je devais porter, c’était assez particulier. En histoire de l’art, on se cantonne à l’art occidental. Quand on commence à fréquenter les Frac (Fonds régionaux d’art contemporains) ou ce genre d’institutions, même s’il y a un effort, on trouve quand même très peu d’artistes non occidentaux. C’est dommage parce que cet entre-soi ne laisse la place qu’à une seule pensée, une seule esthétique. Et l’entre-soi existe aussi dans les générations. Avec Agathe, on appartient à deux générations différentes et c’est ce qui fait notre force. On a beaucoup discuté avec le jury autour de l’idée de créer des ponts entre les générations d’artistes de la communauté LGBTQIA+ et c’est un peu ça notre utopie finalement, créer quelque chose d’intergénérationnel.

Citizen K : Dans son essai, la galeriste Isabelle Alfonsi (membre du jury) parle d’une « esthétique de l’émancipation » par opposition à une esthétique de la domination. Le prix Utopi·e s’inscrit-il dans cette démarche ? 

Myriama Idir : Je l’ai lu en septembre dernier quand on terminait d’écrire le manifeste pour le prix Utopi·e et j’étais presque un peu jalouse parce que c’était exactement la façon dont j’aurais résumé notre réflexion avec Agathe. Il y a le mot “émancipation” que j’aime beaucoup et qui me rappelle celui d’”affranchi” que j’utilise souvent pour me définir. Cet ouvrage, c’était un point d’appui pour notre travail. Comme Utopi·e, il propose de construire de nouvelles lignes, de mettre en lumière ces langages qui sont affranchis d’un système vieillissant, hétéronormé et peut-être un peu trop institutionnalisé. Dans son ouvrage, Isabelle Alfonsi montre comment l’histoire de l’art a minoré, voire gommé, les engagements sociaux, politiques et émotifs des artistes, notamment pendant l’épidémie du sida. Et c’est drôle parce qu’on s’était retrouvées à travailler ensemble avec Agathe sur un projet de muséographie en lien avec l’urgence et la création artistique à cette époque. Donc il y a tout un ensemble de points sur lesquels on se reconnaît dans les travaux d’Isabelle Alfonsi. 

Agathe Pinet : C’est assez drôle parce que j’avais vu Isabelle Alfonsi à Lafayette Anticipations pendant une conférence qu’elle donnait à la sortie de son livre et je me souviens que je m’étais demandé si j’étais “légitime” pour m’y rendre. Et c’est un peu ça l’idée d’Utopi·e, permettre à des artistes qui sont hors institutions, hors système établi, qui n’ont pas forcément fait d’école d’art, de pouvoir montrer leur vécu, leurs expériences, leurs rêves, leurs échecs et mettre en valeur leur discours. 

Citizen K : Il y a souvent un paradoxe au cœur des événements qui mettent en avant la culture LGBTQIA+. D’un côté, ça semble essentiel de pouvoir visibiliser ces œuvres et ces artistes ; de l’autre, ça risque de réduire leur travail à une identité. Qu’en pensez-vous ? 

Agathe Pinet : On a conscience de ces deux facettes, mais je pense que c’est essentiel pour l’instant. Tout le monde n’est pas assez déconstruit pour accueillir des œuvres où l’on voit des personnes trans en photo ou vidéo. Si c’était exposé dans des musées mainstream, je ne suis pas sûre que ça serait accueilli avec beaucoup de bienveillance. Je pense que c’est important, pour que les artistes existent, que ça résonne davantage et, dans un second temps, une fois que tout le monde sera plus éduqué sur ces sujets-là, on en aura plus forcément besoin. Puis c’est aussi une manière de nous imposer, parce que si on attend qu’on nous tende la main et qu’on nous donne un espace d’expression, on peut attendre encore longtemps. 

Myriama Idir : Dans l’appel à candidatures que l’on a rédigé avec le jury, on a voulu éviter une certaine ghettoïsation en étant très ouverts, on parle de pratiques queers donc ça reste très large. 

Agathe Pinet : C’était important pour nous de pouvoir exposer dix artistes queers aux Magasins Généraux, qui est une super vitrine mais, du côté du public, on est dans un désir d’ouverture. On veut un public qui soit le plus mixte possible pour que les réflexions de ces artistes soient visibles par le plus de monde possible et par des personnes qui ne s’intéressent pas forcément à ces sujets-là habituellement. 

Citizen K : C’est quoi la suite d’Utopi·e ? 

Myriama Idir : L’après Utopi·e c’est de poursuivre avec des demandes qu’on a déjà de la part des professionnels de l’art pour mettre une sorte de compagnonnage à disposition des artistes. 
Agathe Pinet : Avec Myriama, on est dans l’humain, le relationnel, le sensible et on a eu des coups de cœur sur des dossiers qui n’ont pas été retenus pour le prix Utopi·e. Ce sont des artistes qu’on a envie de rencontrer, d’accompagner et avec qui on a envie d’échanger. On a envie d’inscrire ce qu’on fait dans la durée, que ça ne soit pas juste un prix puis « merci et au revoir ». C’est important pour nous de pouvoir continuer à travailler et échanger avec les artistes que l’on a rencontrés à l’occasion d’Utopi·e.