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Nathalie et Jean-Jacques, les patrons de l'Atlantic Bar © Fanny Molins

Rencontre avec Fanny Molins et Guillaume Blot

Par Justine Sebbag

L’une a réalisé le documentaire Atlantic Bar, l’autre vient de publier Rades, son tour de France des bistrots en photos, aux éditions Gallimard. Catalyseurs de rencontres et d’échanges passionnés, les rades accueillent une population hétéroclite assoiffée de contact humain (et de cafés au comptoir). Partageant une affection particulière pour les troquets dans leur jus, Fanny Molins et Guillaume Blot se sont souvent coudoyés sans réellement collaborer. D’où notre invitation pour un entretien croisé entre ces deux créateurs d’images et d’émotions qui rendent hommage à des lieux emblématiques de la culture française. 

Citizen K : À quoi reconnaît-on un rade ? 

Fanny Molins : Pour moi, il y a deux choses essentielles. C’est d’abord une certaine intimité entre les patrons et les clients. Un des critères visibles par exemple, ce sont les habitués que l’on peut voir entrer, s’asseoir et avoir leurs consommations sans même avoir à les commander. Ensuite, dans un vrai rade, on n’est pas obligé de consommer. On peut y prendre un verre d’eau et y rester toute la journée, et finalement c’est assez rare d’avoir encore des endroits comme ça dans l’espace public. 

Guillaume Blot : De ce que j’ai pu observer pendant mon errance dans les bistrots, ce sont des devantures un peu défraîchies, des sols qui ont vécu, les traces du temps sur les meubles en formica, les coupelles de cacahuètes mises à disposition, le journal de la PQR (presse quotidienne régionale, ndlr.) que se partagent les clients. Ce sont surtout des personnes qui habitent le rade, qui lui donnent une âme, autant les patrons et patronnes que les habitués. 

Citizen K : Qu’est-ce qui vous a attiré vers les rades ? Qu’est-ce qui vous touche dans ces lieux ? 

Guillaume Blot : Pour ma part, c’était dans la continuité d’un travail sur les friteries de stade, notamment d’une série photo commencée en 2015 qui s’appelle “Buvettes”. En 2019, j’ai voulu m’immerger dans un autre univers. J’ai d’abord documenté les “café des sports” car c’est le nom de café le plus porté en France. J’avais aussi des photos prises dans d’autres bars qui me plaisaient énormément donc j’ai élargi aux rades en général. C’était aussi un travail politique, car il y en a de moins en moins. On est passé d’environ 200 000 dans les années 1960 à 36 000 aujourd’hui, donc l’idée était aussi de valoriser les résistants, ceux qui sont encore debout. 

Fanny Molins : Pour moi aussi, il y a une sorte de nostalgie par anticipation de la potentielle disparition de ces bars. Je pense que ça me vient de mes années étudiantes car je traînais beaucoup dans les rades pour réviser, boire une bière ou un café avec des amis. Après, il y a une quête plus inconsciente qui m’a menée vers les bars pour approfondir le sujet de l’alcoolisme car j’ai grandi avec. 

Citizen K : Partout en France, on assiste à un processus de gentrification qui met en danger la pérennité de ces lieux, qui font partie intégrante de la culture française et sont essentiels à la plupart des habitués. D’après ce que vous avez pu voir et vivre, est-ce que vous pensez qu’il est important de conserver ces lieux et pourquoi ?

Guillaume Blot : On fait partie de cette population qui aime les rades par l’image. Il y a une forme d’appropriation dans le fait d’y aller, tout en participant à son économie en y buvant des coups bien sûr, mais on représente cette gentrification nous-mêmes, il ne faut pas se le cacher. Finalement, ce sont les patrons et les habitués qui façonnent l’image du rade. Ce qui compte, c’est qu’ils puissent rester debout et faire face à un potentiel rachat. 

Fanny Molins : Ces lieux sont socialement marqués mais je ne pense pas que ça soit un problème qu’on les fréquente aussi. Ce qui est important, c’est que les bobos ne fassent pas grimper les prix ou fuir les habitués et qu’il puisse y avoir une clientèle diverse, issue de tous les milieux sociaux. C’est en ça que ces lieux sont aussi importants à conserver et beaucoup plus politiques qu’on ne le pense. 

Citizen K : Ce qui est paradoxal, c’est qu’il y a une certaine esthétisation des classes populaires et qu’on voit de plus en plus de restaurants et de troquets imiter le style, la déco et le menu des rades typiques mais avec des prix et une clientèle qui n’a rien à voir. Que pensez-vous de cette fausse authenticité ? 

Guillaume Blot : Je trouve ça triste. Il n’y a pas meilleur quartier pour observer ça que Strasbourg-Saint-Denis à Paris. Les bars comme Le Mauri 7 ou Chez Jeannette polarisent cette tendance qui attire la jeunesse dorée à venir consommer dans des lieux qui ressemblent à des rades. À 200 mètres de là, boulevard de Strasbourg, il y avait le Select qui a dû fermer ses portes il y a quelques mois. 

Citizen K : Grâce à vos projets respectifs, vous conservez la mémoire de ces lieux en voie de disparition. Était-ce une volonté de votre part ? 

Fanny Molins : À travers mon projet documentaire, il y avait un devoir de mémoire mais, à l’origine, l’Atlantic Bar ne devait pas fermer. Dès le deuxième jour de tournage, les patrons ont appris qu’ils étaient expulsés et que le bar allait devoir fermer ses portes. Je me suis rendu compte de l’aspect politique au fur et à mesure du projet. L’un des patrons, Jean-Jacques, m’a confié plus tard que grâce au documentaire, l’Atlantic existera toujours car il est maintenant sur écran.  

Guillaume Blot : Depuis que j’ai commencé ma série de photographies sur les rades il y a quatre ans, j’ai assisté à plusieurs fermetures de bars. Comme ce sont des lieux en voie disparition et qu’il y en a de moins en moins, il y a forcément une dimension politique dans ces projets. 

Citizen K : Si vous étiez amenés à collaborer ensemble, qu’est-ce que ça pourrait donner ?  

Guillaume Blot : On a failli…

Fanny Molins : La première fois que l’on s’est rencontrés, j’avais déjà le projet de tourner Atlantic Bar et je voulais qu’on le fasse ensemble. On essaie désespérément de collaborer mais pour le moment, ça ne s’est pas fait ! 

Atlantic Bar, le documentaire de Fanny Molins est disponible en VOD sur ​​Arte Boutique, Canal VOD et UniversCiné. Rades, le livre de Guillaume Blot est disponible en librairie.