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Illustration, NATSUKI OTANI

Régine, la gueule de nuit

Par MATTHIAS DEBUREAUX & BLANDINE RINKEL - Illustration, NATSUKI OTANI

L’icône Régine est morte le 1er mai 2022. CitizenK a pu l’interviewer en 2014. À la fin des Années folles, Régine voyait le jour. Itinéraire de Belleville à Deauville, de Park Avenue à la rue de Lappe.

“Michou est prévenu ?” s’enquiert gravement Régine au téléphone, à propos des invitations à sa prochaine soirée guinguette au Balajo. A 84 ans, Régine (du latin regina : la reine) n’est pas prête à abdiquer. Son lifting de la nuit a commencé en plantant des bougies colorées dans des bouteilles de Vat 69, “ces bougies : efface-rides, s’amuse-t-elle, avec le mélange des cires de couleur : qui coulaient, des clients me suppliaient pour emporter la bouteille.” Puis vint le New Jimmy’s, que Jacques Chazot comparait à un “café du commerce international”, fleuron d’un empire où le soleil ne se couche jamais avec des discothèques sur trois continents. Elle empruntait le Concorde trois fois par semaine et rencontrait 400 personnes par soir. Madonna fut vestiaire durant trois mois dans son club de New York. Serge Gainsbourg ou Jean-Loup Dabadie lui ont donné des textes diaboliques comme Les femmes ça fait pédé ou Kafka c’est dansant. Pour ceux qui ne voient en elle qu’une épaisse tavernière, sachez qu’une thèse universitaire sur son vocabulaire a été soutenue devant la faculté des lettres et sciences humaines d’Aix-en-Provence. Régine est aussi une femme libre qui a choisi de divorcer à 20 et à
75 ans. Elle veut être “la plus gaie du cimetière”, ses futurs voisins devront s’armer de patience ! Le grand soir, nous étions au Balajo, Michou n’est pas venu. Tant pis pour lui.

CitizenK International : Vous avez inventé le carré VIP dans les années 1950, on peut dire que le concept a fait des petits…

Régine : Oui, mais ce qui n’existait pas, c’était surtout de dire non aux gens et de refuser l’entrée en leur disant “c’est bourré” ou “c’est réservé”. La sélection était faite par moi, je n’ai jamais eu de gardes à la porte ou de physionomiste. Aujourd’hui, rentrer dans une boite, c’est rien du tout ! Il suffit d’embrasser les deux mecsqui font office de gardes du corps à la porte.

Pourtant, de nouveaux clubs comme le Montana sont sélectifs…

Nouveau ? J’ai connu cet endroit en 1946. Il y avait un bar, une cave au bas des marches et un hôtel au-dessus. Le danseur Jean Babilée habitait là avec un mannequin sublime qui s’est jetée par la fenêtre et restera paralysée pour le restant de ses jours. Mais aujourd’hui, ce n’est rien de plus qu’un fonds de commerce avec les mannequins de maintenant et une pépée un peu rigolote à la porte.

Il paraît que les clients qui étaient exemptés de cravate dans votre club avaient leur nom gravé sur une plaque de suivre (Mick Jagger, Johnny Hallyday, Andy Warhol…). Quels étaient les critères requis ? 

Il fallait qu’ils aient beaucoup de talent. Du charme et du talent. Il y a des gens qui n’ont jamais mis de cravate car cela ne leur plaisait pas depuis toujours, donc je n’allais pas les étrangler. C’est comme moi, je n’aime pas mettre de culotte, ça m’agace! 

On sait que vous avez introduit le “tourne-disque” et le concept du DJ, avez-vous amélioré I’aménagement de la piste de danse ?

À mes débuts, j’ai mis un linoléum que j’aspergeais copieusement de graisse achetée en droguerie pour que les gens se cassent la gueule. Beaucoup de gens tombaient et cela m’amusait beaucoup. 

Dans de telles conditions, comment avez-vous réussi à attirer des clients de la haute société, comme le duc de Windsor (que nous prononçons malencontreusement “Windzor”) ? 

Non mais, qu’est-ce que c’est le duc de “Windzor”, enfin ? C’est le duc de Windsor! Depuis son renoncement au trône d’Angleterre, Wallis Simpson faisait tout pour l’amuser. Quand j’ai lancé le twist, j’ai reçu un coup de fil de leur gouvernante me demandait si j’accepterais de venir donner des cours de danse au duc à l’heure du café. J’ai répondu: “Vous savez, dans le pays de mes origines, la Pologne, les gens sont invités à diner ou ils ne sont pas invités du tout. Alors vous m’excuserez mais, moi,je ne viens pas au café. Par contre, la duchesse peut venir dans mon club avec tous ses invités.” Et ils sont venus tous les soirs. Voilà comment on se fait une clientèle !

Vous aviez aussi la réputation de tenir vos maisons d’une main de fer. Qu’est-ce qu’il ne fallait surtout pas faire chez vous ?

Non, pas mes maisons, s’il vous plaît, il faut vous adresser à Madame Claude pour ça… Dites donc, faut vous élever, vous ! Dans mes clubs privés, il ne fallait pas engueuler mon personnel, se montrer vulgaire ou trop mal danser. J’ai vidé beaucoup de mauvais danseurs, car c’est une horreur sur la piste de danse quand il y en a trop. Ceux qui vous grimpaient sur les pieds, vous bousculaient tout le temps, je les raccompagnais vers la sortie. Tout comme ceux qui s’appropriaient une table parce qu’ils considéraient qu’ils la méritaient. Personne n’a jamais pu faire ce qu’il voulait dans mes boîtes. J’avais un Junior Club fréquenté par les gens qui viennent de reprendre Castel aujourd’hui, eh bien dès qu’ils déconnaient, je leur mettais une paire de claques. Par ailleurs, ces mêmes jeunes organisaient des soirées dans une cave où ils s’habillaient en uniformes nazis et en SS. Il y a un journaliste vicieux qui est devenu copain avec eux et qui les a tous pris en photo et moi, j’ai les photos…

De votre côté, rappelons que vous avez appris à danser le twist à Maurice Papon.

Maurice Papon est venu avec Georges Pompidou et les Rothschild. Marie-Hélène de Rothschild m’a dit : “Allez, apprends-lui, apprends-lui à danser le twist !” C’était bien avant que l’on découvre sa responsabilité dans la rafle du Vel’ d’Hiv. 

C’était un bon danseur ? 

Pour vous dire la vérité, j’ai même pas regardé. J’en avais rien à foutre, car pour moi, c’était une corvée! Et puis des années après, ayant du retard dans le paiement de mes impôts, quelqu’un m’a conseillé de lui écrire pour avoir une remise, en me rappelant à son bon souvenir. Cela fut très étrange, ma demande fut immédiatement révélée par Le Canard enchaîné, ainsi que sa réponse qui était négative. Et quatre jours plus tard, je recevais effectivement cette réponse par la poste. Je me suis dit, cette histoire est très curieuse, il doit y avoir quelque chose derrière ça. Trois semaines après, éclatait le scandale sur son passé pendant l’Occupation.

Décidément, les anciens collabos ne vous ont pas aidée. Robert Courtine, alias “La Reynière”, le critique gastronomique du Monde, avait rebaptisé votre restaurant le Reginskaia en “Régine’s caca”. II vous comptait même parmi les trois personnes vivantes qu’il n’accepterait jamais à sa table.

Oui, avec Chaban-Delmas et Sartre, donc c’est pas si mal comme compagnie ! La Reynière détestait la Nouvelle Cuisine et j’avais engagé Michel Guérard. Ce grand chef avait inventé un ragoût délicieux que l’on avait surnommé, pour la blague, le
“Guérenovitchx”. Le fameux critique du Monde l’avait comparé à de la merde. C’était jamais évident, car tous ces types coûtaient beaucoup d’argent aux chefs. Ils mangeaient à l’oeil, commandaient les cognacs les plus chers. Mais moi, je leur mettais l’addition sur la table. Je me souviens aussi de Gilles Pudlowski qui a publié une critique sur un endroit qui n’était pas ouvert, où rien n’avait encore été cuisiné. Après, certains se sont même mis à critiquer les toilettes ! 

À ce sujet, avez-vous retrouvé le voleur de la lunette de toilettes à paillettes, en forme de coquille Art déco, subtilisée dans votre club de Park Avenue à New York ? Vous aviez promis de mener l’enquête, il y a quinze ans… 

Mais je n’ai jamais eu de lunette de toilettes à paillettes en forme de coquille ! C’est une journaliste du New York Magazine qui m’a suivie dans une dizaine de mes clubs du monde entier pour écrire un très long portrait (Vanessa Grigoriadis, ndlr). Comme je ne parle pas très bien l’anglais, il y a des choses qu’elle a comprises à sa façon. 

Des gens étaient-ils interdits de séjour dans vos clubs ? 

Gérard de Villiers. C’est lui qui avait révélé que Sheila était un homme quand il était journaliste à France Dimanche. C’était une ordure, vous pouvez le marquer ! Un jour, je l’ai battu, car les gens que je n’aimais pas, je leur foutais sur la gueule.

Des écrivains célèbres sont venus dans vos boîtes…

Quand j’ai lancé le twist, Cocteau a demandé à voir ce nouveau phénomène. Il est venu et m’a dit : “Tu sais, Régine, le twist ce sont des derrières qui s’amusent avec des regards qui s’ennuient.” C’était exactement cela, car les gens peinaient à faire ce
mouvement. Sempé en a fait des dessins extraordinaires. Et bien sûr, il y avait Françoise Sagan que j’ai connue alors qu’elle venait de publier Bonjour tristesse. Au Whisky à Gogo, la première boite où elle est allée, elle m’a tout de suite appelée “Minou”. Elle sortait très tard et on riait beaucoup ensemble. Une nuit, elle m’a demandé si elle pouvait rester là, car elle avait une interview à 10 heures du matin et craignait de ne pas se réveiller. Finalement, le Whisky à Gogo restait ouvert 24 heures sur 24 seulement pour ses interviews, et elle en avait beaucoup.

Dansait-elle bien ? 

Non, elle ne dansait que les slows. J’ai essayé de lui apprendre le chacha, mais ç’a été très très compliqué. Quand la musique était trop violente, elle me faisait des dessins avec des petits bonshommes très serrés qui allaient chacun dans leur lit. 

Par contre, on peine à imaginer Malraux se déhancher au whisky à Gogo. 

Après une brève rencontre par l’intermédiaire de Marie-Laure de Noailles, il avait demandé à me revoir très vite et à venir dîner chez moi. Ça vous étonne ? Vous savez, j’ai pas l’air comme ça mais je suis très brillante ! J’ai donc fait un diner pour Malraux en invitant Françoise Sagan, Jean Cau, Serge Gainsbourg et Jane Birkin au tout début de leur aventure. Le problème, c’est que Malraux avait l’habitude de quitter tous les diners à onze heures moins le quart, et moi, à cette heure, je suis à peine réveillée et je n’aime pas qu’on me quitte. Mais il est resté jusqu’à 6 heures du matin. Serge est resté muet et fasciné par ses récits toute la nuit. Le chauffeur montait sans arrêt, et Malraux répondait : “Monsieur le ministre n’est pas mort, il va très bien !” 

Parmi vos prestigieux auteurs de chansons, on compte même le prix Nobel de littérature Patrick Modiano. Comment l’avez-vous rencontré ?

Je l’ai connu dans les années 1960, en tournant avec sa mère, Louisa Colpeyn, dans Mazel Tov de Claude Berri. Elle sortait avec Jean Cau et avait un accent hongrois formidable. Patrick Modiano était un grand garçon très efflanqué, assez beau mais très silencieux. Il avait une espèce d’ambiguïté entre sa religion qu’il ne connaissait pas, son père, l’occupation allemande et tout le bataclan. Il m’a un jour accompagnée chez moi pour écouter mes chansons et il s’est mis à pleurer en entendant Les Maisons grandes, écrite par Serge Lama. Il m’a proposé de me faire une chanson, je me suis dit que cela allait être un truc à faire pleurer. Quand il est revenu avec le texte de L’Aspire à coeurs, qui est très drôle, je lui ai dit : “Franchement, je ne savais pas que je t’inspirais une telle folie!” Il m’a répondu: “Non.. mais… heu… c’est comme ça.” 

Sans doute la prescience de l’écrivain. Car ce tourbillon d’amants n’est pas si loin de la vérité, vos méthodes de séduction étant assez directes… 

J’ai volé à Jean Cau un personnage qu’il devait interviewer pour Paris Match : Manuel Benítez, le toréador El Cordobés. Il ne l’a aperçu que le temps d’un diner et ne l’a plus jamais revu, car je l’ai kidnappé pendant trois jours. Jean Cau était hystérique. Je lui disais : “De quoi tu m’parles ? Je ne sais pas ce qu’il est devenu ce mec!” Il était chez moi, et Jean Cau n’a jamais pu faire son article. 

Les bons danseurs sont-ils de bons amants… en songeant cette fois à Gene Kelly ?

C’est une question vicieuse, ça.. Attention, il ne faut pas dissimuler avec moi, car ma vie intime est un livre ouvert. Quand j’habitais Belleville, j’allais voir tous les films avec Gene Kelly et je le trouvais magnifique. Bien plus tard, il est venu trois mois à Paris pour un tournage. Tous les soirs, on rentrait ensemble, et je lui faisais la popote.

Aujourd’hui, savez-vous ce qui gâche l’ambiance dans les lieux de nuit ? 

L’air conditionné, ça vous tombe sur le dos, ça vous glace et ça tue l’ambiance. A l’époque du Jimmy’s, c’était de l’air pulsé, et dès qu’il y avait beaucoup de monde, je fermais et je montais le son. Cela donnait une ambiance formidable. Un critique qui s’en était rendu compte avait écrit: ” Dès que Régine arrive, il n’y a plus d’air.” Maintenant, ils ont tous un air conditionné diabolique, ce qui fait qu’il n’y a aucune ambiance. 

Mais hormis le bouillonnant Kazakhstan, où les derniers clubs “Régine” font un malheur, où faut-il aller pour avoir chaud ? 

Au Kazakhstan, c’était juste une licence pour trois ans. Maintenant, il faut aller dans mes guinguettes au Balajo, rue de Lappe. J’y allais quand j’avais 14 ans, je m’amusais à observer les femmes qui venaient danser là et faisaient la queue en ligne au vestiaire avec leur cabas, celui qui servait pour les poireaux et les carottes. Il y avait aussi les danseurs mondains qui faisaient mine de remuer des clés de voiture. mais c’était des clés de valise ! J’avais donné le tuyau à mon frère pour draguer. Aujourd’hui, je débauche les danseurs mondains dans les cours de danse et je fais danser le madison à tout le monde. C’est du délire, les gens s’amusent comme des fous et ne vont jamais s’asseoir. A l’ouverture, on a eu 900 personnes, c’est un truc de fou. Il y a des créatures, pour ceux qui, comme moi, adorent le burlesque. Et je relance le quart d’heure bleu : les femmes invitent les hommes. Il y a un énorme apéro avec club-sandwich géant et reblochon. Ça me fait rire, le reblochon !