Disséminés dans La Recherche, les indices sur la sexualité de l’auteur peuvent être confirmés par plusieurs documents, qui refont surface à l’occasion du centenaire de sa mort.
Si Proust alla jusque se battre en duel un petit matin de février 1897, dans le bois de Meudon, pour se défendre des insinuations sur ses orientations sexuelles étalées dans la presse par Jean Lorrain, son homosexualité ne faisait aucun doute. Mais c’est une chose de la vivre, une autre de la revendiquer ! Lors du duel avec Lorrain, le contexte en dit plus long que les coups de pistolet, qui furent d’ailleurs tirés vers le sol. Les Plaisirs et les jours, le premier ouvrage de Proust, venait de sortir. L’auteur avait 26 ans et s’était hérissé en lisant l’article de Lorrain, qui non content d’assassiner le livre, de le désigner comme un “écrivain précieux ”, expliquait que la dédicace du célèbre Alphonse Daudet n’avait rien d’une accolade littéraire. Il fallait plutôt y voir une faiblesse du père envers son fils, Lucien Daudet n’étant autre qu’un des amants de Proust. Les amours de Proust pour de jeunes artistes comme Reynaldo Hahn sont connues, ainsi que ses fréquentations avec les coteries intellectuelles et homosexuelles parisiennes. C’est d’ailleurs dans les carnets et correspondances de ses contemporains, André Gide, Jean Cocteau ou encore Maurice Sachs, que les biographes de Proust continuent de trouver bons mots et rumeurs.
UN MÉLANGE DE LITANIE ET DE SPERME
Qui ne connaît pas la célèbre thèse proustienne, avancée dans son Contre Sainte-Beuve ? Elle défend qu’il ne faut jamais lire une œuvre à partir de la biographie de son auteur. Pour autant, La Recherche regorge de pistes de lecture qui établissent une filiation directe entre les deux. L’homosexualité est au cœur de l’œuvre et certains “vices” sont judicieusement exhibés au fil des pages. Céleste Albaret, sa servante dévouée, continuera de nier les penchants de l’auteur, qui justifiait auprès d’elle ses visites dans les “hôtels garnis” par la nécessité d’être fidèle aux faits. Au fil des tomes, on découvre tout un monde inverti – terme de l’époque – qui, transposé et maquillé, anime des romans qui se lisent comme un bottin mondain. Le comte de Montesquiou qui décrivait les romans de Proust comme “un mélange de litanie et de sperme” apparaît sous les traits de Charlus. Albertine transpose le chauffeur et amant de l’auteur, Albert Agostinelli, mort brutalement en 1914, à l’âge de 25 ans. Les personnages secondaires ne sont pas moins passionnants. Comme ce Jupien, dont Charlus s’amourache et qui, de giletier, devient son secrétaire privé, avant de diriger pour son compte un bordel gay dans Paris. Cet hôtel n’a rien de fictif, ni son véritable propriétaire, Albert Le Cuziat, que Proust avait rencontré en 1911. À travers une exposition récente à la galerie parisienne Au Bonheur du Jour et quelques ouvrages de référence sur la prostitution masculine, Nicole Canet a richement documenté ces lieux, de l’hôtel Marigny à Chez Madeleine, impasse Guelma, en passant par les bals, les bains ou les vespasiennes.
C’est dans les archives de la préfecture de police qu’on a exhumé, en 2005, un procès-verbal dressé lors d’une descente de police à l’hôtel Marigny sur lequel figure : “Proust, Marcel, 46 ans, rentier, 102, boulevard Haussmann”. L’hôtel Marigny, situé au 11, rue de l’Arcade, dans le quartier de la Madeleine, n’a presque pas changé. En revanche, la clientèle a bien évolué. On y croise de rares proustophiles en goguette. Dans le procès verbal, il est désigné comme un lieu “servant de refuge à des homosexuels et où l’on consomme après les heures réglementaires”. Seule la seconde information constitue une infraction. En effet, depuis la Révolution, ni la prostitution, ni les relations entre personnes du même sexe ne sont répréhensibles. La descente de police fait suite à une lettre anonyme dénonçant “une noce ignoble” dans ce bordel pour hommes qui “facilite la réunion d’adeptes de la débauche antiphysique”. Proust ne sera pas inquiété, son nom n’apparaît pas dans la presse. À l’ombre des jeunes filles en fleurs sort la même année ; un an plus tard, il reçoit le prix Goncourt.
Comme dans tout procès-verbal, ce sont les détails qui enchantent. La police constate une “beuverie” dans le salon du rez-de-chaussée. Sur la table, “quatre verres et une bouteille de champagne” et, autour de l’écrivain, deux jeunes militaires, Léon Permet et André Brouillet, la vingtaine, respectivement soldats de première classe et caporal, tous deux “en congé illimité de convalescence”. Le quatrième n’est autre qu’Albert Le Cuziat, propriétaire de l’hôtel. La perquisition dans les chambres déloge des couples d’hommes, militaires, artistes et un médecin aide-major qui, il est précisé, est sans permission. Le commissaire Tanguy faisait surveiller cet hôtel, tenu par un “patron homosexuel”, qui était connu comme “un lieu de rendez-vous de pédérastes mineurs et majeurs”.
LE “TEMPLE DE L’IMPUDEUR”
Proust avait d’abord croisé Albert Le Cuziat chez un aristocrate russe, le comte Orloff, où il était domestique. Ce breton monté à Paris avait vite compris la capitale. À la fois giton, confident et entremetteur, il était surtout connu pour vivre de services rendus dans la communauté gay de la capitale. L’écrivain et Albert deviennent amis et, lorsqu’en 1913, Le Cuziat achète l’hôtel Marigny pour le transformer en bordel, Proust lui avance l’argent. Certains des meubles de famille remisés du boulevard Haussmann finiront même dans les chambres. Mais surtout, Le Cuziat, “mon gotha vivant” comme le surnommait Proust, est tout trouvé pour lui rapporter des racontars graveleux qui parsèment ses romans. Généreusement rémunéré pour ses informations, Le Cuziat devient à son tour un personnage de La Recherche, sous le nom de Jupien, alors que son hôtel est désigné comme le “Temple de l’impudeur”.
“Je vous en supplie, grâce, pitié… détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Non, crapule, répondit une autre, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t’attacher au lit. Et j’entendis le bruit du claquement d’un martinet, probablement aiguisé de clous, car il fut suivi de cris de douleurs.” Ces quelques lignes du Temps retrouvé, évoquant les pratiques sado-masochistes de Charlus, ne sont pas de première main. Proust était un voyeur qui écumait les hôtels du côté des Halles et de la rue Réaumur où se trouvaient garnis et “bains de vapeur”, et où marins et militaires vendaient leurs services. À l’hôtel Marigny, Le Cuziat lui organisait des séances de voyeurisme. Dans les bordels pour hommes, des “garçons de joie” offraient des séances de flagellation ou leurs corps contre de l’argent. Moins célèbres que les bordels féminins parisiens, ces lieux conservent la trace de la fréquentation d’artistes et d’intellectuels, comme l’hôtel du Saumon, un bastringue pour hommes – Walter Benjamin, qui avait fuit l’Allemagne nazie, consacre un texte dans Les Passages parisiens à ce lieu interlope.
C’est dans les journaux personnels de Cocteau et de Gide que les biographes de Proust ont trouvé des informations sur son fétichisme pour les rats. Spécialement affamés pour l’occasion, la vue de rats s’entredévorant conduisait le romancier à un orgasme conjuguant dégoût et subjugation. Ces racontars continuent d’alimenter les publications sur la vie sexuelle et les démons de l’auteur. Ils n’ont pas fini d’alimenter la controverse sur la sexualité de Proust. Bien sûr, on peut toujours revenir au jugement sans univoque de Céleste Albaret, qui nia jusqu’au bout les vices de son protégé.