×
Cats, movie, 2019.

BÊTES DE SCÈNE

Par Blandine Rinkel

À quoi ressemble un homme qui se déplace comme un chat ? Un calamar peut-il chanter ? Et les gazelles savent-elles danser ? À Londres comme à Broadway, les comédies musicales se penchent sur ces questions.

Comment incarner, sur scène, des créatures non-humaines ? Dans les pièces médiévales, jadis, de vrais animaux incarnaient leur propre rôle sur scène. Aux dires du Guardian, un vrai ours aurait joué dans une des premières représentations du Conte d’hiver de Shakespeare au XVIIe siècle, quand un éléphant montait sur scène pour la première d’une pièce de la dramaturge Aphra Behn (que Virginia Woolf admirait), en 1678. Mais pour des raisons éthiques et pragmatiques évidentes, au fil du temps, l’embauche des bêtes s’est tarie dans le milieu du théâtre. Si, à l’opéra, il leur arrive parfois encore de jouer, – en 2015, le taureau d’Easy Rider à l’Opéra de Paris était un vrai veau d’or, qui touchait 5 000 € par prestation, soulevant l’indignation de la défense animale –, les comédies musicales ont, de leur côté, tout à fait abandonné l’idée. Et ce sont désormais des humains qui campent sur les planches les lions, chiens, sorcières vertes et autres éponges parlantes des histoires musicales les plus populaires de Broadway.

UNE POITRINE FÉLINE ET POLÉMIQUE

Joué depuis plus de dix-huit ans à Broadway, Cats est sans doute la comédie musicale de la métamorphose par excellence. Les humains y deviennent des chats ou comme le dirait James Corden “these are people but they’re cats”. Le maquillage d’un comédien prend environ 1h30 et rien n’est laissé au hasard : les couleurs du visage sont appliquées selon les tempéraments des personnages incarnés. Zébré de noir et de blanc pour le vieux Deuteronomy ; beige, rouge et noir pour la sexy Bombalurina. Le tout doit à la fois être félin et rester humain. Le spectateur du fond de la salle doit à la fois croire à la créature et être touché par l’expression de son émotion. Pour réaliser cette transformation, Karen a préféré prendre le parti, pour le cinéma, d’utiliser une technologie nouvelle, permettant aux acteurs d’avoir en 3D une fourrure animée, une queue digitale, des oreilles et même des moustaches qui bougent. Et puis des seins donc, qui ont fait polémique – pour correspondre aux manières d’anthropomorphiser la sexualité des chats. Technologiquement aventureux, le pari digital de Cats n’a donc pas, hélas, été concluant. Et la promotion du film a vite tourné au scénario catastrophe : une première bande-annonce fut diffusée en juillet 2019, récoltant un tollé des spectateurs, mi-amusés, mi-horrifiés par l’animation du costume des personnages, comparée sur les réseaux à un filtre Snapchat. Hooper se voulut alors rassurant : “Ce n’était qu’une première version”, promit-il. Le deuxième clip sorti en novembre ne rassura personne : bientôt, des photos tournèrent sur les réseaux où l’on voyait des bagues oubliées sur les pattes des chats ou encore des manches en tissus, apparaissant derrière des effets spéciaux bâclés.

Un  flop donc, dont Andrew Lloyd Webber, le compositeur original du musical a souhaité se consoler… en adoptant un chien. On raconte même que, pour pouvoir voyager en avion avec lui, il aurait expliqué à sa compagnie aérienne être émotionnellement en souffrance et avoir besoin d’un chien de thérapie à ses côtés. On lui aurait alors demandé de le prouver. Ce à quoi il rétorqua : “Vous n’avez qu’à regarder ce que Hollywood a fait de ma comédie musicale.”

TECHNIQUES ASIATIQUES DE MASQUES

Il faut dire que la représentation de créatures en comédies mu- sicales, de manière générale, n’est pas chose aisée. L’adaptation musicale de Bob l’éponge (SpongeBob SquarePants: The Broadway Musical, par Tina Landau et Kyle Jarrow) présente ainsi un mélange de planctons, de crabes et de calamars, à l’esthétique bariolée incertaine, quand la comédie musicale Scooby-Doo (Live, Musical Mystery!) tourne autour d’un chien qui se tient sur ses deux jambes, ayant tout d’une peluche géante pour enfants. Le spin-off du Magicien d’Oz, Wicked (Stephen Schwartz et Winnie Holzman), tire, lui, son épingle du jeu, présentant une femme verte cernée de mystérieux singes rouges qui, côtoyant des figures humaines plus communes, réussissent à happer les spectateurs depuis 2003 à Londres et Broadway, de sorte que la styliste Susan Hilferty remportait, en 2004, le Tony Award des meilleurs costumes.

Mais c’est certainement Le Roi lion, joué à Broadway depuis 1997 sur une musique d’Elton John et vu par cent millions de spectateurs, qui se sort de l’exercice avec le plus d’élégance. La créatrice des costumes, l’américaine Julie Taymor, formée à Paris à l’École Jacques Lecoq, s’est inspirée d’éléments du théâtre de marionnettes japonais pour élaborer costumes et scénographie. Son idée : mélanger le storytelling de l’Ouest et les techniques asiatiques de masques pour créer un nouveau style de production, où les gazelles sont des silhouettes bondissantes accrochées à des danseurs sur échasses, où Mufasa s’incarne dans un masque de 310 grammes et Scar dans un de 210 grammes seulement, anguleux et asymétrique, léger mais parfaitement inquiétant. Le personnage de Timon, décrit par Julie Taymor comme l’un des plus difficiles à maîtriser, nécessite des mouvements simultanés de la tête, des bras, du dos et du cou de l’acteur pour maîtriser l’action de la marionnette.

Le spectacle compte quatre-cents costumes et deux-cents masques, qui ont nécessité quelques trente-sept-mille heures de travail pour être fabriqués, et ont été gratifiés de six Tony Award. Non seulement Julie Taymor remporta, en 1997 et 1998, les Tony Awards des meilleurs costumes et meilleurs décors mais – avec ce Roi lion où le personnage du mandrill Rafiki, initialement masculin, est incarné par une performeuse féminine – elle devint la première femme à gagner le Tony Award de la meilleure metteuse en scène. Le salut des créatures et celui des femmes, main dans la patte.