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Illustration de Julia Dufossé

LES BOUFFEURS ANONYMES

Par VICTOR COUTARD

Face à la dictature du bien-être, un ouvrage d’anticipation annonce la dissidence alimentaire. 

D​​ans son premier roman, la critique gastronomique Marie Aline décrit un monde imaginaire où l’État impose, entre autres, une dictature culinaire. Un récit d’anticipation anthropologique où le culte du bien-être s’acharne à étouffer l’appétit des bons vivants et qui voit la création de poches de résistances voraces et philosophes. La découverte d’un cercle de parole nommé “les bouffeurs anonymes” et son infiltration par Toma, le protagoniste du roman, sera l’occasion de décortiquer l’opposition entre culture et nature, entre impératifs sociaux et sauvagerie innée.

IVRESSE & DÉCADENCE

Dans ce Paris-là, les habitants portent des appendices nasaux signés Apple et Pfizer, les “nosepods”, pour mieux se protéger des virus. Un décret de colocation a été voté pour lutter contre la crise du logement et les toilettes publiques sont converties en cabines de décompression. On cultive son jardin, on mange bio, sans gluten, local, de saison, surtout des fruits et des légumes. Adieu malbouffe, bonjour tristesse, on se gargarise de bonne santé et on oublie de boire un coup. “Dans mon livre, la fiction est vraiment partout. Le côté dystopique de mon roman m’est venu comme un jeu (…) avec des limites, et des personnages qui se cognent à ces limites”, s’amuse Marie Aline.

On pourrait lire son roman comme une charge contre la dictature sanitaire chère aux antivax, mais ce serait réducteur. “Ce roman, j’ai pris six ans pour l’écrire, l’idée m’est venue bien avant la Covid. Quand je me sentais lassée de mon travail de critique, je me plongeais dans la fiction et je revenais au journalisme avec une énergie décuplée”, explique l’autrice. “En tant que journaliste, je passe beaucoup de temps seule au restaurant, entourée de gens qui vivent ensemble. Je les observe dans leur rapport à la nourriture, à l’alimentation, mais aussi à l’ivresse ou à la décadence. À partir de ces observations, je tire le fil de leurs histoires et je me demande jusqu’où elles peuvent aller.”

Comme Marie Aline, Toma, le personnage principal du roman, est critique gastronomique. Mais, à la différence de Marie Aline, Toma fait 1 mètre 93 et s’avère n’être qu’un vil écrivaillon carriériste, détestable à bien des égards. “Je ne vois pas de corrélation entre Toma et moi, on fait seulement le même boulot. Pour être franche, il ne m’est même pas sympathique”, plaide la romancière. “Mon travail de critique gastronomique a pu nourrir mon travail de romancière mais c’est surtout mon travail de romancière qui inspire mon travail de critique.”

On pourrait croire que Les Bouffeurs anonymes n’est qu’un roman sur la bouffe, il n’en est rien : “Le vrai thème du livre, c’est le rapport à l’animal qui réside en nous. Comment on l’accepte, comment on le gère, comment on l’étouffe. Le thème du livre, c’est le corps animal”. On se souvient de cette courte nouvelle de Philippe K. Dick, Nick et le Glimmung, dans laquelle, dans un monde futuriste, les hommes n’ont plus le droit d’avoir des animaux de compagnie pour économiser l’atmosphère. Dans le livre de Marie Aline, ce sont les hommes qui sont les animaux de compagnie d’un pouvoir qui, à force de vouloir les protéger, ne fait que pomper l’air de ses concitoyens. Des citoyens qui se réunissent secrètement, honteu- sement, pour discuter de leurs pratiques déviantes de la cuisine et de leur addiction à la bouffe. “Les bouffeurs anonymes de mon roman, au départ, se réunissent pour essayer d’être comme tout le monde, pour rentrer dans la norme. Mon livre parle de notre rapport à l’autorité, comment on s’y soumet, comment elle nous fascine, comment on essaie d’y échapper, voire comment on devient dissident politique parfois à son insu.” 

UN ROMAN TRUCULENT

On lit Les Bouffeurs anonymes comme on fait un pas de côté, sans savoir si on tient entre les mains un roman absolument déprimant ou vraiment plein d’espoir. Un roman à mi-chemin entre aboutissement écologique et dérive autoritaire, relevé d’une dose d’humour, d’une pointe de cynisme, et non moins de talent. On sent que l’autrice s’est bien amusée à écrire ce premier roman truculent. “J’ai décidé de devenir critique gastronomique car j’ai rapidement compris que je pouvais utiliser ces papiers comme un espace de jeu littéraire. La bouffe m’a toujours intéressée, ça m’a même énormément passionnée, mais c’est le rapport à l’écriture qui m’a convaincue de continuer dans ce sens- là.” Tant mieux pour les lecteurs. 

LES BOUFFEURS ANONYMES par Marie Aline, Harper Collins