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Pierre Soulages photographié par Gueorgui Pinkhassov en février 2008. Archives Citizen K Printemps 2014, © Gueorgui Pinkhassov

Pierre Soulages : que la lumière soit

Par Guillaume Durand

Il voue sa vie à la lumière. Le noir est son soutien. Ce printemps, un musée dédié à son œuvre ouvre ses portes à Rodez qui l’a vu naître. À 94 ans, Pierre Soulages n’a pas dit son dernier mot. En avant-première pour Citizen K, Guillaume Durand a recueilli ses confidences à la veille de cette consécration. Rencontre avec la dernière légende vivante de l’art abstrait.

Avec Frank Stella et Ellsworth Kelly, il est le dernier survivant de sa génération d’artistes. Alors que Jeff Koons et Damien Hirst faisaient leurs premiers pas, le jeune aveyronnais fréquentait Mark Rothko, Willem De Kooning et Franz Kline. Par la singularité de son œuvre et l’exclusivité de son témoignage, Pierre Soulages est un monument à l’échelle mondiale. Dans l’intimité de son atelier parisien rue Saint-Victor, au milieu de ses Outrenoirs monumentaux, Pierre Soulages reçoit en toute décontraction, confortablement chaussé d’une paire de Reebok et entièrement vêtu de noir, sa couleur de toujours. Sa cote n’a cessé de grimper au fil du temps. L’année dernière, une de ses toiles noires datée du 21 novembre 1959 a franchi la barre des 5 mil- lions d’euros, ce qui fait de lui l’artiste français le plus cher aux enchères. Artiste de renommée internationale, ses recherches sur le noir-lumière l’ont érigé au rang des grands maîtres de l’art non figuratif. En 2009, les grandes rétrospectives de son œuvre à Paris, Berlin et Mexico faisaient le plein. Pierre Soulages peint depuis son enfance et continue de créer. Il prépare actuellement une exposition à New York, dans la galerie 909 Madison Avenue. Si les toiles majestueuses qui s’amoncellent dans son atelier attendent de se révéler outre-Atlantique, l’événement majeur le concernant aura lieu en France. Un musée unique, entièrement dédié à l’œuvre de l’artiste, ouvrira en effet le 31 mai prochain à Rodez, sa ville natale. Il abritera les donations exceptionnelles du couple Soulages, soit plus de 500 œuvres. Un aboutissement suprême pour celui qu’on surnomme le sculpteur de lumière.

Guillaume Durand : Un musée d’artiste dans votre ville natale, c’est une consécration ?

Pierre Soulages : Oui, je suis très attaché à cette ville. J’y suis né, j’y ai mes souvenirs de jeunesse. C’est ici que j’ai forgé mes goûts. Pourtant, j’ai longuement hésité avant d’accepter ce projet. À l’origine, je ne voulais pas d’un musée personnel. Je l’avais d’ailleurs refusé au maire de Montpellier, Georges Frêche. Puis, j’ai fini par accepter la proposition de Marc Censi, alors maire de Rodez, mais à la condition qu’il y ait là un espace pour accueillir de grandes expositions temporaires. Je ne souhaitais pas que le musée me soit exclusivement dédié. Je me suis toujours méfié des musées d’artistes où tout le monde se précipite pendant trois ans, puis qui sombrent dans l’oubli.

GD : Vous avez également fait une large donation au musée Fabre de Montpellier… 

PS : Oui, deux salles exposent un ensemble d’œuvres de 1952 à aujourd’hui. En tout, ce sont 20 toiles léguées et 11 toiles prêtées. Je suis juste à côté des salles consacrées à Gustave Courbet, et j’en suis très flatté car j’admire sa peinture. Je possède d’ailleurs un Courbet chez moi, à Paris.

GD : C’est un cabinet d’architectes espagnol qui a conçu le bâtiment de votre musée à Rodez. C’était votre choix ?

PS : Un jury de 16 membres, dont je faisais partie avec mon épouse, s’est réuni pour étudier les 98 projets. Tous les architectes français de renom ont répondu à l’appel. Personnellement, je souhaitais devenir architecte français. Mais le projet de Paul Andreu, le seul français retenu parmi les quatre finalistes, se rapprochait trop de la cathédrale. Ce sont finalement les architectes catalans de l’agence RCR qui ont été choisis. Et je dois dire que je ne suis pas déçu du résultat final. Ils ont conçu un bâtiment épuré, composé de cinq socles de béton habillés d’acier Corten et reliés par des couloirs de verre. Ce choix de matériau est intéressant. Au gré des intempéries, la couche superficielle va s’oxyder naturellement pour former une pellicule à l’aspect rouillé qui va protéger le bâtiment. Quant à l’architecture intérieure, elle joue sur des variations de lumière naturelle, notion essentielle pour saisir l’essence de mon travail.

GD : Quelles œuvres seront conservées dans ce musée ?

PS : Certains travaux préparatoires aux vitraux de Conques, des brous de noix, des estampes, une multitude de documents, de photos et d’archives ainsi que des peintures de jeunesse, avant la période de l’Outrenoir. Au total, près de 500 œuvres. Les collections seront très largement représentatives de mes trente premières années de création. On pourra voir par exemple de petits paysages figuratifs datant de 1934-38, ou des peintures sur papier produites à partir de 1946. Dans mon processus de création, c’est une période qui marque le début des peintures abstraites et la domination du noir. Ces œuvres sont peu représentées dans les collections publiques. 

GD : Mais tout ça représente une grande partie de vos créations, non ?

PS : Pas tant que ça. Quoique je ne connaisse pas les chiffres exacts. C’est Pierre Encrevé qui s’est occupé de mon catalogue raisonné. Une grande partie de mes œuvres est dispersée dans le monde entier, dans plus de 90 musées et bien davantage de collections particulières. Je crois avoir peint environ 1 500 toiles au total.

GD : À quand remonte cet intérêt pour le noir ?

PS : Je crois depuis toujours. Dès l’enfance, je préférais l’encre aux couleurs. Vers 5 ou 6 ans, alors que je maculais de noir une feuille blanche, on me demanda ce que je peignais, je répondis : “Un paysage de neige”. J’avais déjà en tête cette idée de faire ressortir la lumière par contraste entre le noir et le blanc.

GD : Quel genre d’enfant étiez-vous ?

PS : J’étais un enfant timide, passionné par l’art roman. Je préférais les vieilles pierres aux œuvres classiques. C’est à Conques que j’ai décidé que l’art serait la chose la plus importante de ma vie. J’y ai ressenti mes premières émotions artistiques. Puis, à 16 ans, j’ai découvert l’art préhistorique. Ce fut un choc émotionnel. Aussitôt, je suis parti faire des fouilles avec un archéologue local. Et c’est la première fois que mon nom est entré dans un musée !

GD : À 18 ans, vous quittez Rodez car vous êtes reçu à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris…

PS : Oui, et j’en suis ressorti aussitôt. J’ai vite été découragé par le conformisme de l’enseignement. Vous savez, je trouve un simple menhir plus émouvant qu’une Victoire de Samothrace ou une Vénus de Milo. Sculpter un bloc pierre inerte c’est comme l’élever à la dignité de figure humaine. Mes matières de prédilection sont la terre, les pierres, les vieux bois, le goudron. Leur beauté me touche, et elle est loin des canons classiques.

GD : On vous dit sensible au ressenti du public devant vos toiles.

PS : Je peins avant tout pour moi. Par passion. Qu’on aime ou pas mon travail, finalement ça m’est égal. Mais quand je conçois une œuvre, je m’adresse aux autres. Lors de la rétrospective au Centre Pompidou en 2009, on m’a rapporté que plusieurs personnes avaient pleuré devant mes tableaux. Ça me touche. C’est émouvant d’avoir un tel impact.

GD : Aujourd’hui vous peignez aussi régulièrement que vous le souhaitez ?

PS : Pas tous les jours, mais souvent. Le matin, un désir me prend de peindre. Un désir intact. Quand je démarre un travail, je ne sais pas exactement ce que je vais faire. Au bout de quelques jours, les idées se dessinent. Malgré un genou malade et des yeux fatigués, j’ai toujours la force autant que l’envie de peindre. Évidemment, si on me demandait de jouer au rugby comme quand j’avais 20 ans, ce serait plus difficile !

GD : Le rugby, une autre de vos passions ?

PS : Oui, je l’ai beaucoup pratiqué, à haut niveau. Quand j’avais 20 ans, tout me tentait. Piloter des avions, jouer au rugby, faire des fouilles archéologiques, peindre et même pêcher la truite à la mouche ! Mais quand je suis parti à Paris, j’ai tout laissé tomber. Je ne voulais plus entendre parler de rugby. J’étais amer : j’avais tout de même failli jouer au Stade français ! Et puis la passion pour ce sport m’a rattrapé. Aujourd’hui, je suis très proche de Vincent Clerc qui joue au poste d’ailier au sein du XV de France. Il est venu chez moi à Sète avec sa femme. Et j’ai les ballons signés de tous les joueurs du Stade toulousain, du Stade français…

GD : Vous êtes un peintre internationalement reconnu. Vous attendiez-vous à un tel succès dès vos débuts ?

PS : Je n’étais pas sûr que tout ça allait marcher. J’ai d’abord commencé à être connu à l’étranger. Tout a commencé à New York en 1949, avec l’exposition Painting in 1949 à la Betty Parsons Gallery, une galerie d’avant-garde à l’époque. Nous étions cinq jeunes peintres exposés : Deyrolle, Hartung, Schneider, Vasarely et moi. Un de mes tableaux de l’époque illustrait l’affiche visible dans tout Manhattan. Mais l’exposition ne rencontra que peu d’échos. C’est à la suite de l’importante exposition Younger European Painters au Guggenheim Museum en 1953 que se sont considérablement développés mes rapports avec New York. Puis j’ai eu du succès en Allemagne, au Danemark, en Angleterre… À partir des années 1950, les plus grands musées ont commencé à m’acheter des toiles.

GD : Parlez-nous de cette exposition à New York qui démarre prochainement… 

PS : C’est une exposition à la galerie Perrotin et Dominique Lévy, au 909 Madison Avenue. Elle se tiendra du 24 avril au 27 juin prochain. Sur les deux premiers niveaux seront exposés mes travaux récents (2013-2014) et au troisième niveau des toiles des années 1950-1960, mon époque new-yorkaise, avant la période Outrenoir. Je ne suis pas encore sûr d’y aller. Dominique Lévy y tient beaucoup, mais l’avion me fatigue… 

GD : Vous avez côtoyé les plus grands maîtres de l’art abstrait comme Rothko, De Kooning ou Pollock. Comment expliquez-vous que vous soyez le seul survivant ? 

PS : Je n’ai pas d’explication, c’est une affaire de chance. Je suis en bonne santé, je fais les choses avec passion, selon des valeurs qui me sont chères. Le succès ça ne s’explique pas. Pollock avait cette addiction à la boisson… De Kooning, je l’ai bien connu. J’estime beaucoup son travail que je juge intéressant. Quant à Rothko, c’était aussi un ami. Il était instable, mais il a quand même tenu 20 ans en clonant le même carré…

GD : Le musée de Rodez s’ouvrira avec une exposition consacrée à votre période phare, l’Outrenoir… 

PS : En 1979, j’ai eu cette idée que la lumière pouvait venir du noir. J’ai inventé le terme d’”outrenoir” pour signifier un autre champ mental que le simple noir. Les différents états de surface de la matière -lissée, striée, luisante ou mate-  reflètent la lumière. Ce qui m’intéresse c’est d’explorer sans cesse. L’incidence de la lumière jaillissante et mouvante constitue l’œuvre d’art. De cet éventail des possibilités, je tire des variations saisissantes. Ça me fascine encore aujourd’hui. Cette exposition inaugurale rassemblera une trentaine d’Outrenoirs de grande dimension, prêtés par des musées et des fondations importantes en Europe. J’ai personnellement participé au choix des œuvres.

GD : Colette, votre femme, partage votre vie depuis 73 ans. 

PS : Avec elle, ce fut un coup de foudre ! On s’est rencontré à l’École des beaux-arts de Montpellier au printemps 1941. C’était une jeune fille rangée. On aimait les mêmes choses, la peinture romane, les grottes de Lascaux. Je l’ai très vite demandé en mariage Nous avons toujours eu une complicité extraordinaire. Ensemble, on ne s’ennuie jamais, nous avons toujours des choses à nous dire. Parfois nous nous disputons, mais comme tous les couples. Elle comme moi avions des principes et on les a tenus, c’était notre force. Et aujourd’hui, ça continue.