Berceau, ou majestueux bocal, du fameux Campari – marque qui a remplacé par antonomase ce qu’elle désigne, à savoir un bitter –, Milan, ville la plus prospère d’Italie, voit à nouveau cet héritage alcoolier s’acoquiner avec les arts en un dialogue plutôt bien troussé entre ingénierie de com’ et patronage culturel.
Bâtiment de 26 étages lourdement dressé vers le ciel milanais en 1961, la Torre Velasca – close pendant quatre années, après avoir accueilli commerces, bureaux et appartements – connaît depuis jeudi dernier une renaissance en phase avec la folle expansion de la ville, en plein préparatifs des J.O. d’hiver 2026. Vampirisée quelques nuits par Campari, cet étrange édifice de style néo-Liberty incisé de brutalisme, au « chapeau » plus large que son tronc, éclairait de son inquiétante lueur les environs de l’ultra-centre, à quelques pas du Duomo. Dans sa révérence architecturale au château des Sforza, dont l’impétueuse forteresse donne encore une certaine rigueur à la capitale économique du pays, la tour s’apprête, elle, à abriter boutiques, salle de sport, espace bien-être et habitations de haute volée, logées dans ses étages supérieurs. Depuis la Piazza Velasca, où une sculpture à facettes signée Eligo Studio réfléchissait les silhouettes très milanaises venues taper un Spritz au bar de la marque, les convives étaient invités à pénétrer dans la bouche du bâtiment, ceinte d’un rouge profond, teinte qu’arboraient bartenders et hôtesses en un bandeau maquillé sur les yeux, troublant masque à énigme sur sidérant uniforme de la marque dano-italienne OLDER. Face à un photocall tout ce qu’il y a de plus classique, se devinait dans la pénombre un comptoir en marbre aux veines sublimes et, derrière, les élégantes loges où placer les clefs à pompon de velours de suites certainement hantées, ici remplacées par des mignonnettes de Campari. Si la Torre Velasca offrait par endroits des nappes d’atmosphère giallesque, celles-ci se voyaient toujours englouties par un DJ set assourdissant.
Autant, pour s’enivrer d’amertume, aller se caler au comptoir du Camparino, emblème de l’aperitivo milanais où se pressaient, dès son ouverture en 1915 par Davide Campari, la fine fleur des artistes et figures politiques de l’époque. Merveille que les mosaïques Liberty d’Angelo D’Andrea aux oiseaux et fleurs pastel, nichés sur les murs d’une seule salle à plafond haut, à l’entrée de la cossue Galleria Vittorio Emanuele II. Dans l’escalier qui mène au restaurant de l’étage, plusieurs des œuvres réalisées par une interminable liste d’artistes, sur commande de la marque. « Avec la plus grande des libertés », nous affirme-t-on à la Galleria Campari, musée installé au sein de l’usine d’origine, à Sesto San Giovanni, au nord de Milan, où s’expose une extraordinaire collection de créations aux atours de la marque. Difficile d’en douter au vu de l’extrême diversité des affiches originales, esquisses, objets, spots publicitaires (signés Fellini, Sorrentino…), pièces de mobilier réunis sur deux étages d’exposition permanente, et complétés par un espace temporaire où se dresse actuellement une imposante œuvre de Fortunato Depero, l’un des grands noms du futurisme italien, également créateur, en 1932, de la première bouteille de la marque, petit cône prêt-à-boire contenant du Campari Soda, mélange de Campari et d’eau de seltz. Une collaboration qui fit date et que l’alcoolier a poursuivie jusqu’à ce jour auprès d’autres artistes italiens et internationaux, dont Matteo Ragni. L’architecte et designer imagine, en 2010, un espace de culture et de consommation littéralement abreuvé par Campari sur la pelouse de la prestigieuse Triennale, haut lieu du design italien où se tient actuellement – et jusqu’au 9 novembre – une vaste exposition sur les inégalités que créent et entretiennent les grands espaces urbains.
En un tour du monde vertigineux et foncièrement militant, Inequalities engage le regard et confronte les biais de l’esprit ; impossible d’échapper aux images terrifiantes de l’embrasement de la Grenfell Tower à Londres, survenu en 2017, ou de ne pas s’émerveiller devant un modèle prometteur de communauté respectueuse de la nature et portée par les arts sur l’île d’Inujima, au Japon, avant de découvrir 471 Days, l’installation crève-cœur de Filippo Teoldi et Midori Hasuike, qui utilise la data pour raconter des vies palestiniennes arrachées à leurs rêves, au gré de captures Google Maps et de colonnes de tissu de longueurs différentes, descendues du plafond, reliées au nombre de victimes dénombrées quotidiennement depuis le début de la guerre. Dans son regard résolu, toutefois seulement accessible dans sa forme pleine aux visiteurs pouvant débourser 25 euros, l’exposition pose les limites d’une expansion démesurée, à Milan et ailleurs, où se creusent les inégalités – en termes d’espérance de vie, d’accès au logement et aux soins, de salaires, de qualité de sommeil, de genre… – en des deltas vertigineux. Et agite dans les pavillons situés à l’étage supérieur des modalités d’actions, des solutions concrètes et participatives, comme un remède contre l’amertume.