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Portrait d’un homme, 1510, huile sur panneau, 25,9 x 35,9 cm Crédit photo: Mauritshuis, La Haye

Michel Sittow, peintre de cour itinérant et génie inconnu

Par THOMAS LÉVY-LASNE

Peintre de cour itinérant et génie inconnu, Michel Sittow n’a pas fait montre d’une grande complaisance pour ses modèles européens.

Comment dessiner l’Histoire ? Résumer une époque ? Les historiens de l’art et conservateurs de musée se retrouvent contraints de simplifier, baliser, rationaliser. Les courants artistiques sont source d’erreur et des mots abstraits prennent souvent beaucoup trop de place dans ce qui pourrait être une pédagogie du sensible. Caravage n’a évidemment pas pensé au caravagisme et Rubens ne s’est jamais senti baroque. Le mot n’existait pas au XVIIe siècle. L’historien d’art suisse Jacob Burckhardt est le premier à l’utiliser en 1855. La plupart des musées occidentaux ressemblent à des espaces mnémotechniques, chaque salle correspondant à la fois à un lieu géographique et à une période. Au milieu de cette grande mise en ordre du chaos de la production artistique résistent certains tableaux inclassables. Ils se défendent par leur seule qualité plastique, hors de tout cadre.

PLUS ARTISAN QU’ARTISTE

Les 13 tableaux restants du peintre estonien Michel Sittow sont de cette lignée. Redécouverts au début du XXe siècle par l’historien de l’art Max Jakob Friedländer, ses portraits sur bois proches de la taille d’une feuille A4 étaient attribués à de grands maîtres flamands. Michel Sittow n’a jamais signé de tableau ; il était plus artisan qu’artiste. Son nom compte peu et on le retrouve dans des papiers administratifs à travers l’Europe comme Maître Michel, Melchior Aleman, Miguel Zittoz ou, de manière aujourd’hui grotesque, Michel Flamenco. Les œuvres disséminées de ce peintre de cour itinérant sont visibles dans tous les plus grands musées, du Mauritshuis à La Haye au KHM de Vienne en passant par le musée des Beaux-Arts de Budapest. Au service d’Isabelle la Catholique, de Philippe le Beau ou du roi du Danemark, il doit sillonner l’Europe, traversant l’Espagne, les Pays-Bas, le Danemark, l’Angleterre, les Flandres…

Ses allers-retours entre ses sujets de peinture et Reval, l’ancienne Tallinn, la ville de son enfance, duraient des années : il pouvait parcourir 30 km par jour à pied, 50 km à cheval et 120 km en bateau. Sûrement formé cinq années dans l’atelier de Hans Memling à Bruges à partir de ses 16 ans, le peintre né vers 1468 s’inscrit dans un mouvement d’avant-garde préfigurant la Renaissance. Sous l’influence du succès foudroyant du livre L’Imitation de Jésus- Christ attribué à Thomas à Kempis, une “dévotion moderne” entraîne une esthétique nouvelle : “Il n’est point de créature si petite et si vile qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu.” Loin des iconographies balisées et impersonnelles, les primitifs flamands goûtent le réel comme un miroir de Dieu et approfondissent grâce à l’invention récente de la peinture à l’huile une sorte de visualisme. Il s’agit de représenter la matérialité des choses, et pour les êtres humains, de manière révolutionnaire au sortir du Moyen Âge, des individus.

L’humanité simple des modèles de Sittow émeut le regardeur d’aujourd’hui : ils ont 500 ans, on aurait pu les croiser dans le métro. Les Flamands se laissent dépasser par le monde des apparences, son infinie variété continue jusqu’à nous. Il y a certes de la stylisation, des manières, des tics de peintre, mais la référence reste uniquement le monde visible. À examiner le portrait supposé de Diego de Guevara, triple menton, sourcils broussailleux, poches sous les yeux, bouche pincée et calvitie naissante, on devine que Michel Sittow n’est pas complaisant envers le diplomate espagnol. Il s’en dégage pourtant une présence pieuse, une profonde humanité. Le peintre joue avec la transparence facilitée par l’huile pour inclure d’innombrables variations de couleur de peau : du bleuté des cernes à celui de la barbe, du rose aux joues au blanc froid des pommettes osseuses.

Il révèle, avec la même intensité, les veines bleues sous les doigts, la surpiqûre en forme de fleur de lys, la dentelle blanche en épaisseur et, comme un feu d’artifice pour l’œil généreux : la fourrure de lynx. Pour le portrait présumé de Maris d’Angleterre, Sittow se doit d’être encore plus subtil. Le visage de la jeune femme propose moins de caractéristiques saillantes. C’est par la douceur des passages qu’il arrive à nous faire sentir la rondeur de son nez, la pulpe de sa lèvre inférieure et la blondeur de ses cils. L’ensemble est si réussi que la frontalité du modèle, son éclairage de Photomaton, le fond très noir et plat du tableau, sûrement aujourd’hui abîmé, laissent au visage tout son volume. Les fines craquelures si caractéristiques des œuvres de l’époque ne sont pas dues à la matière picturale, mais à l’apprêt préparatoire sur le bois. Le support de bois se dilate ou se rétracte en fonction de l’humidité là où l’apprêt à peindre, moins souple, se fissure.

On espère pour l’homme au bonnet rouge que sa boîte crânienne avec plus de volume que dans son tableau. Le dessin a beau ne pas être parfait, l’attention portée à la peau et aux tissus, le petit ensemble laborieux autour de la bouche, les doutes de coloration, donnent à l’ensemble comme une odeur, l’exhalaison d’une chaleur caractéristique à l’artiste. Van Eyck ou Memling proposent des portraits de cour tout en dignité ; les portraits de Sittow, réalistes, intimes et simples, touchent peut-être plus à une esthétique contemporaine, mélancolique, grave et pourquoi pas houellebecquienne.

GÂCHIS DE TALENT

Quand Michel Sittow retourne à Reval, il devient membre de la guilde locale de peintres et se retrouve plus décorateur que portraitiste. La mode du portrait n’a pas encore touché les couches bourgeoises des sociétés européennes. Notre maître, dont l’œuvre est éparpillée dans toute l’Europe, gâche donc son talent à décorer neuf canons pour le conseil municipal en 1509, concevoir le cadran de l’horloge de l’église Saint-Nicolas en 1518 ou encore sculpter et dorer douze roses pour l’église Saint-Olaf. Ce qu’il faut comme bonnes étoiles pour faire un artiste de renom.