Duft, perfume, profumo, parfums, etc. Le sent-bon transcende-t-il les langues ? Ou nos voisins ont-ils chacun leur idiome olfactif ?
S’ils ne s’entendent ni sur la facture du Brexit, ni sur le montant de la dette publique, ni sur le passage à l’heure d’hiver, il est un point sur lequel les 27 et leur ex-partenaire britannique s’accordent. Un parfum qui nous tapisse l’épithélium nasal de l’Atlantique à l’Oural. Oui, l’Europe olfactive existe, et en französisch dans le texte : elle s’appelle La Vie est belle. Numéro un des ventes en France et en Allemagne, deuxième en Espagne, troisième en Italie et au Royaume-Uni (source : NPD). Pourquoi tant de pschitts ? Flashback.
Vous êtes en 2012. François Hollande est président, The Artist rafle césars et oscars à la pelleteuse, Adèle cartonne avec Skyfall et le ciel va vous tomber sur la tête selon le calendrier maya. Mais l’espoir est au fond du flacon… Parce que 2012, c’est aussi l’année du lancement d’un parfum accompagné d’une “Déclaration universelle du droit au bonheur”. Mais encore ? Un accord praline instantanément lisible sur une structure d’iris boisé qui signale au nez, fût-ce de façon subliminale, la sophistication de la French Touch. Tant il est vrai que la lingua franca du parfum reste surtout celle de Gabrielle Chanel, de Christian Dior ou de Jacques Guerlain… Mais hormis ce blockbuster, les goûts de l’Hexagone sont-ils ceux de ses voisins ? Tour des sent-bon qui font un carton dans l’Union.
Flair de France
Dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant déclare peu ou prou ceci : que les mots intraduisibles indiquent “le caractère propre du sentiment de la nation qui s’en sert”. Pour la France ? “Esprit (au lieu de bon sens), frivolité, galanterie, point d’honneur, bon ton, bon mot.” À cette liste, on pourrait ajouter “gourmandise”. Terme qui transforme le péché capital en penchant délectable pour ces plaisirs dont la France a fait tout un art… Les parfums dit “gourmands” y sont d’ailleurs plébiscités. “C’est un marché ‘drivé’ par la sensualité”, explique Pierre Bongert, Fine Fragrance Category Manager pour la maison de composition Takasago, qui réalise chaque année une étude de marché sur les tendances olfactives mondiales. “Les Françaises aiment les orientaux, pourvu que la note soit sophistiquée. On veut bien d’une très grosse vanille pralinée, mais à condition qu’il y ait un signal chypré derrière.” Comme le susmentionné La Vie est belle, justement. Une appétence qui ne s’est jamais démentie depuis la création de l’accord ambré, alliance de ciste labdanum et de vanilline, fondation de la famille des orientaux à la fin du XIXe siècle… La faute à Guerlain, maison qui a formé pour bonne part le flair hexagonal, chez qui l’accès au boudoir passe souvent par la plus raffinée des pâtisseries, confer l’archétype Shalimar. Variation 2021, Shalimar Millésime Vanille enrichit l’accord ambré d’une teinture de vanille de Madagascar, bio qui plus est. La divine gousse s’invite aussi, parée de fruits confits, de rhum et de cacao dans la Collection Privée de Dior avec Vanilla Diorama, inspiré par l’un des desserts préférés du couturier, affirme la maison de l’avenue Montaigne.
Tarins d’outre-Rhin
C’est à l’Allemagne, pauvre en plantes à parfums mais riche en savants, que l’on doit la démocratisation de la consensuelle vanille. Synthétisée pour la première fois par Wilhelm Haarmann et Ferdinand Tiemann en 1874 à partir de la coniférine (extraite du pin), la vanilline offre une alternative moins onéreuse à l’épice. Y verra-t-on la raison du penchant teuton pour les parfums orientaux ? L’Allemande se distingue par son amour des notes empreintes de gemütlichkeit (sentiment combinant confort, intimité, sécurité…). Petite soeur “Gen Z” d’Alien de Mugler (2005), best-seller inébranlable outre-Rhin, Alien Goddess revendique des senteurs solaires – jasmin, vanille, coco, héliotrope – propres à apaiser le Weltschmerz ( “douleur du monde”) qui s’empare périodiquement de l’âme allemande… Mais le Vaterland de l’eau de Cologne et du naturisme se caractérise aussi par son amour des parfums “à la floralité fraîche, naturelle, assez fruitée et facile”. Comme Chloé, n° 4 depuis des années, qui s’offre aujourd’hui une déclinaison Eau de parfum naturelle au charme champêtre.
Narines transalpines
Si Louis XIV et Colbert n’avaient pas réussi le coup de marketing du millénaire en faisant du château de Versailles le showroom des industries du luxe hexagonales, si Coco Chanel était devenue cocotte plutôt que couturière, nos flacons parleraient sans doute la langue de l’opéra. Entre le Xe et le XVe siècle, tous les chemins de l’Orient mènent à Venise. C’est par la Sérénissime que passent à l’Ouest les aromates, mais aussi les connaissances scientifiques du monde musulman, notamment l’art de la distillation. Et à Venise qu’on utilise pour la première fois les huiles Plus raffinées que leurs voisines, les Italiennes optent pour la plus sophistiquée des familles olfactives, les chypres (Coco Mademoiselle, Narciso Rodriguez For Her…) aux structures florales sur fond de patchouli. Coiffées d’une note fruitée, comme Sí de Giorgio Armani, dont la très belle version Intense met en relief une rose liquoreuse poudrée de benjoin. L’amour des parfums poudrés étant une autre particularité de nos voisines transalpines. Version plus “niche” de ce tropisme, Teint de neige du Florentin Lorenzo Villoresi : un bouquet adorablement suranné d’aldéhydes, de musc et d’héliotrope.
Nez d’outre-Pyrénées
La haute parfumerie espagnole eut son heure de gloire avec Myrurgia, Gal, Dana, Parera, avant d’être ratiboisée par la guerre civile. Si aujourd’hui l’industrie reste florissante dans la péninsule ibérique, c’est surtout grâce au géant catalan, Puig, proprio des parfums Paco Rabanne, Nina Ricci, Jean Paul Gaultier… Mais aussi d’une Agua de Lavanda créée en 1939 à partir de lavandes espagnoles à l’époque où Franco pratiquait l’isolationnisme. L’amour des eaux fraîches ne s’est jamais démenti dans ce pays qui entretient une vivace tradition de l’agua de Colonia – celle d’Alvarez Gomez remonte à 1912 – présente en litres dans les salles de bains ibériques. “Seul pays d’Europe où l’on observe un tel phénomène, l’Espagne est un marché de citrus où ils font 22 % des ventes”, souligne Pierre Bongert. Pour preuve, l’étonnante stabilité sur les podiums de l’Eau de Rochas. Une cologne chyprée limpide comme l’eau de source des Pyrénées, toujours d’une aussi prodigieuse justesse dans sa simplicité.
Blairs d’Angleterre
Nonobstant le Brexit, le goût anglais se situe pile dans l’axe de l’alliance franco-allemande. “On y adore le gourmand, le registre un peu crémeux, avec une grande appétence pour la vanille, la praline, et beaucoup, beaucoup, beaucoup le fruité !”, commente notre expert, en précisant que “la sophistication y est moins importante qu’en France”. Avec en prime, un amour du bling toutes paillettes dehors façon Lady Million Fabulous, floral aussi exubérant qu’une it girl en pleine virée nocturne après six mois de lockdown. Ou Good Girl de Carolina Herrera, un cocktail floral oriental gourmand qui verse un peu de tout dans le shaker de son flacon stiletto (amande, cacao, café, vanille, praline, tubéreuse, cannelle, iris). On calme le jeu ? Les Anglais nous ont aussi donné Jo Malone, pionnière des senteurs simples et naturalistes qui s’est taillé un empire en Chine avec trois fragrances au top 20 des féminins en 2020 (source : NPD). Dont le floral fruité pétillant English Pear & Freesia, qui devance de trois places La Vie est belle dans ce qui sera, d’ici 2030, le deuxième marché mondial de la parfumerie. Ça se dit comment, parfum, en mandarin ?
« Community » le parfum de l’Europe
Crée par Christophe Laudaniel, électron libre de la parfumerie, la même année que La Vie est belle, Community est présenté en 2012 aux parlementaires de Bruxelles pour leur faire comprendre l’enjeu de l’art olfactif. Commercialisé par la marque de son créateur, The Zoo, cet hespéridé vert respirant l’optimisme reflète l’Europe tant par ses notes – de l’air nordique aux essences de la Méditerranée – que par ses ingrédients, « sourcés dans vingt pays différents », écrit le parfumeur. « Si seulement ces pays pouvaient interagir aussi harmonieusement que leurs ingrédients dans la formule. »