C’est sous le biais de la fragilité que le thème de la résistance est abordé dans l’exposition Les nombreuses vies et morts de Louise Brunet. Dans un récit visuel entre fiction et réalité, c’est dans le cadre de la 16ème édition de la Biennale d’art contemporain de Lyon ーintitulée manifesto of fragilityー que nous partons à la rencontre de Louise Brunet, cette figure révolutionnaire inconnue du public et qui apparaît ici comme l’incarnation de multiples résistances.
On s’attendait au récit poignant d’une seule femme ; celui de Louise Brunet, cette fileuse de soie drômoise ayant pris part à la révolte des canuts de 1834 à Lyon. Si son nom vous est inconnu, c’est parce que son histoire n’a jamais été contée avant que les commissaires de la Biennale de Lyon cette année Sam Bardaouil et Till Fellrath ne la découvrent. Il suffit d’une lettre manuscrite datée de 1840 pour piquer la curiosité du duo : après plusieurs recherches, il s’agirait d’une lettre écrite par une jeune femme nommée Louise Brunet, dont l’existence fut confirmée par les archives du ministère des Affaires étrangères de Paris et Nantes. Après avoir participé au soulèvement des ouvriers des manufactures de soie, appelés les canuts, à Lyon en 1834, Louise est arrêtée et incarcérée. Elle n’a que 18 ans lorsqu’elle embarque à bord de l’Héliopolis en direction du village de Btater, après six ans passés sous les verrous. C’est là-bas que le négociant de soie marseillais Portalis veut y importer une main-d’œuvre féminine lyonnaise, aux côtés de femmes libanaises qui ne sont pour la plupart que des enfants. Dans des lettres envoyées à sa sœur, Louise y explique les conditions dans lesquelles ces orphelines travaillent, soumises par la force aux règles de riches marchands de soie lyonnais. Si l’histoire de Louise Brunet est terrible, elle met en exergue la fragilité d’autres récits de vies auxquels on n’a prêté communément que très peu d’importance.
Dans les différentes narrations composant les six sections de l’exposition Les nombreuses vies et morts de Louise Brunet, la figure de Louise se manifeste dans plusieurs corps, à diverses époques. Le souvenir de ces vies oubliées est ravivé par le travail de curation de Sam Bardaouil et Till Fellrath. En naviguant entre les archives et les œuvres des artistes convoqués, les mots des deux curateurs résonnent dans notre esprit : “Le monde est rempli d’innombrables Louise Brunet dont les histoires, jugées bien trop insignifiantes pour les grandes annales de l’Histoire, ont sombré dans l’oubli. Malgré les doutes qu’elles laissent subsister, les quelques preuves que vous allez maintenant examiner révèlent l’existence d’une multiplicité de Louise Brunet, dont quelques-unes seulement sont présentées ici.” À travers la figure de Louise, l’exposition rend hommage à d’autres vies marginalisées, oubliées par l’Histoire.
La première section intitulée « Corps fragiles »rend hommage aux victimes du Sida et est inspirée par le travail de Nicolas Moufarrege, Rafael França et David Wojnarowicz, des artistes eux-mêmes atteints de cette maladie. Dans une section nommée « Peaux fragiles », l’histoire d’une Louise noire, captive sénégalaise et contrainte de participer à l’Exposition internationale de Lyon en 1894 donne le ton. On ne connaît pas son nom wolof, mais son histoire mêlée à des archives du XIXe siècle et à des œuvres contemporaines, dont le court-métrage de Phoebe Boswell Dear Mr Shakespeare (2016), œuvrent en convergence pour rappeler et souligner un combat encore d’actualité. Dans « Représentations fragiles », le récit fictif d’un modèle du XIXe siècle nous positionne face aux figurations féminines présentes dans les tableaux d’artistes français renommés. Eugène Delacroix, Gustave Boulanger, Etienne Dinet : autant d’artistes qui n’auraient pas connu le succès sans la participation figurative de ces femmes dont on ne connaît pas toujours le nom. Dans cette section, les représentations féminines sont mises à l’honneur avec le travail photographique des artistes Mohamad Abdouni (Doris & Andra, 2019) et Ailbhe Ni Bhriain (The Muses, 2018), les sculptures madonesques d’Ann Agee (2020) et les peintures maternelles de Semiha Berksoy (Birth : My Mother, 1972)
Les protagonistes de ces récits, aussi éloignés les uns des autres par leur époque, leur genre ou leur ethnicité, portent tous le nom de la fileuse de soie et partagent avec elle ce courage qui a su faire trembler les murs. Leurs existences, si fragiles soient-elles, bâtissent bel et bien les fondations des plus grandes résistances que notre monde ait connues : lutte de classes, décolonisation, ou lutte contre l’homophobie et le VIH sont autant de révoltes illustrées par le travail d’artistes du monde entier et mises sous le sceau de la résilience.