La foule et la chaleur d’Arles ne vous tentent guère ? Londres devrait vous charmer avec les portraits et autoportraits de Madame Yevonde, pionnière de la photographie couleur.
“Si nous devons avoir des photographies en couleur, pour l’amour du ciel, ayons une explosion de couleurs, et pas vos insipides effets teintés à la main.” C’est convaincue et déterminée que Yevonde Cumbers Middleton, pionnière de la photographie en couleurs, s’exprime devant ses pairs de la Royal Photographic Society en 1932 lors d’une conférence explicitement intitulée “Why Colour?”. Celle qui se fait appeler Madame Yevonde n’a jamais eu peur d’expérimenter avec son médium, exprimant pleinement sa personnalité et signant ses clichés de son seul prénom, Yevonde.
D’ores et déjà exposée outre-Manche, l’œuvre de Madame Yevonde inaugure la nouvellement rénovée National Portrait Gallery de Londres. L’exposition, présentant de nouvelles acquisitions de la riche production de la photographe, est également soutenue par le Chanel Culture Fund, qui aime à rappeler les similitudes entre Gabrielle Chanel et Madame Yevonde, toutes deux pionnières dans leurs arts respectifs. Mais si la première raffolait du noir et le blanc, la seconde s’est très vite intéressée au pouvoir envoûtant, et pourtant si réaliste, de la couleur.
FORMÉE PAR DES FEMMES
Féministe dès son plus jeune âge, déjà en quête d’indépendance, Yevonde comprend très vite que ce n’est pas en intégrant le mouvement des suffragettes qui l’attire tant qu’elle pourra réellement s’émanciper et gagner sa vie. La clé selon elle ? Avoir une vraie profession, et ce sera celle de photographe de portraits. Mais impossible que son enseignement ait lieu auprès d’un homme ! Dès 1910, âgée de 17 ans, elle intègre son premier studio photo en devenant l’assistante de Lena Connell, portraitiste officielle des suffragettes. Après cet apprentissage, son intérêt pour la photographie est établi. Elle poursuit sa formation dans le studio de Lallie Charles, réputée et largement publiée dans la presse illustrée de l’époque. Charles lui offre une certaine liberté qui va nourrir sa soif d’indépendance et, dès 1914, elle vole de ses propres ailes. C’est ainsi qu’amis et famille deviennent les premiers clients de ce petit studio photographique installé sur Victoria Street en plein cœur de Londres. Après un court hiatus imposé par la guerre, Yevonde se lance dans le portrait de mondains, véritable outil de propagande pour ces derniers et premier témoignage de sa vivacité, qui a sans cesse adapté son business aux besoins et envies du moment sans jamais renier sa créativité. Au cours du xxe siècle et des grandes guerres mondiales, Yevonde observe, s’adapte, mais surtout elle ose.
COMMERCIAL ET SURRÉALISTE
Au début des années 1930, Yevonde décolle pour les États-Unis afin de rejoindre son cousin Malcolm Campbell, pilote -automobile et recordman de vitesse. De ce voyage au pays de la consommation, elle revient avec une sensation de liberté qu’elle ne tarde pas à injecter dans sa pratique de photographie couleurs. Cela tombe à pic, les magazines illustrés de l’époque en sont désormais friands et l’expansion des médias de masse a amené de nouvelles icônes et esthétiques sur le devant de la scène. Yevonde, qui baignait littéralement dans un monde tricolore lorsqu’elle était jeune puisque son père était directeur d’une usine d’encres, se découvre un vif intérêt pour le procédé Vivex, mis au point par Douglas Arthur Spencer. Ce système soustractif (trois négatifs sont utilisés, cyan, magenta et jaune) est proposé aux professionnels de la photographie britannique par la Colour Photography Ltd. Ce qu’ils vendent aux photographes comme Yevonde ? “Arrangez votre photo et nous vous donnerons ce que vous voyez sur l’écran de mise au point.”
Alors que de nombreux confrères jugent encore la photographie couleur “non essentielle et non naturelle”, elle s’empare de cette technique boudée pendant des années pour aboutir, dès 1932, à une exposition, “Photographs by Yevonde”, et une conférence, “Why Colour ?”. Si elle comprend très vite qu’il lui est nécessaire d’être une photographe commerciale afin de subvenir à ses besoins, elle n’abandonne pas pour autant sa créativité et ne cesse d’expérimenter, avec la couleur mais aussi, plus tardivement, sur les traces de Man Ray (et Lee Miller !) en utilisant le processus de solarisation (ou effet Sabatier) pour certains de ses portraits dont celui du mime Marceau.
“Le travail commercial est intéressant, mais il prend deux fois plus de temps qu’un portrait moyen, en raison de l’immense quantité de détails requis, des difficultés rencontrées avec les modèles et de la difficulté à persuader les différents directeurs, monteurs, etc. de décider de l’orientation générale de l’image.” Cela amènera tout de même Yevonde à explorer le monde de la nature morte. Créant alors de fantastiques compositions et images, la plupart du temps lors de commandes mais parfois pour son simple plaisir, à l’image de ce portrait de homard, traçant toujours quelque peu sa connexion avec les idées surréalistes de son époque ou encore son contemporain américain Paul Outerbridge.
À ses débuts, Yevonde ne semble pas avoir réalisé d’autoportraits, mais cet exercice devient récurrent dans sa pratique dès les années 1920 et jusqu’aux années 1960, traversant ainsi un large pan de sa vie de photographe mais aussi de femme. Pour nombre de ses confrères, à commencer par sa professeure Lallie Charles, il est courant de s’essayer à capter son propre visage. Toutefois, chez Yevonde, cet exercice créatif prend une tournure tout à fait remarquable. Les mises en scène qu’elle nous offre démontrent son talent pour la photographie studio et ses lumières mais surtout sa puissante imagination. Chaque portrait est unique en son genre et profondément moderne pour son époque si l’on en croit les autoportraits où elle apparaît en tant que femme photographe, capable d’endosser de multiples rôles afin de gérer son entreprise.
Outre ses autoportraits, sa production photographique cache un véritable joyau. La série “Goddesses”, probablement la plus connue (et pour cause !), présente des portraits de femmes mondaines et têtes couronnées habillées et présentées telles des déesses grecques. Ce travail, réalisé en 1935 et 1936, se voulait affilié aux portraits des peintres du xviiie siècle bien qu’il soit plus probable que ce soit le “Olympian Ball”, tenu au Claridges Hotel en 1935, qui en soit la source d’inspiration. Ce regard tourné vers le passé est assez courant dans les milieux artistiques des années 1930 et la société mondaine joue le jeu et pose devant l’objectif. Si le kitsch de cette série a pu être avoué par Yevonde quelques décennies plus tard, ces femmes sont vues par son regard féministe, pionnier et à la recherche d’originalité, sans les rendre impossibles à commercialiser. Elle suggère ces déesses grecques dans une complète intégrité physique, bien loin du regard que ses camarades -photographes hommes peuvent alors proposer au même moment. Pourtant, elle réalise tout de même des portraits remarquables, que ce soit par leurs couleurs ou leur composition. Nombre de ces portraits sont comme teints de bleu, couleur froide mais couleur grecque, un choix délibéré qu’il a fallu imposer et travailler avec les techniciens de Colour Photography Ltd. Dans ces portraits, Yevonde démontre l’importance de la couleur et des teintes utilisées : “J’avais choisi pour Méduse Mme Edward Mayer, une belle femme aux yeux d’un bleu étrange et intense. Je me suis rendu compte qu’il fallait éviter les tons chauds pour obtenir une image efficace : Méduse était une sadique froide et voluptueuse.”