Anarchiste, baron et prophète des avant-gardes du plat-pays, le squelette de James Ensor bouge encore.
Un fauteuil en forme de dromadaire, un tableau accroché de travers et un nez géant d’où pend un amas de tissu : lorsque le visiteur explore les espaces du musée royal des Beaux-Arts d’Anvers qui a réouvert en 2022 après plusieurs années de travaux, l’influence de James Ensor se fait sentir dans les choix des scénographes de l’institution, qui possède l’une des plus grandes collections du maître belge.
ESSOR
Né à Ostende en 1860, James Ensor passe son enfance dans la boutique de souvenirs de ses parents, entouré comme il le dit à un critique d’art dans une lettre “de curiosités de la mer et des splendeurs des coquilles nacrées aux milles reflets irisés et des squelettes bizarres, des monstres et plantes marines”. Tous ces motifs vont marquer définitivement son œuvre et le placer à l’avant-garde de ses contemporains. Mais, avant de faire entrer ces curiosités dans ses compositions, c’est sur le motif que Ensor peint les environs de sa ville natale. Dans une bourgade où Anglais en villégiature et pêcheurs modestes cohabitent, le jeune artiste reproduit les voitures-baignade qui s’alignent sur les plages de sable blanc, les toits de la ville et les écuries royales qu’il voit de la fenêtre de la maison où s’installent ses parents en 1875. Dans certaines toiles, on ressentirait presque l’influence de Turner dans la manière de représenter les trombes du ciel percées par le soleil.
À quinze ans, Ensor peint déjà sans relâche et, à l’âge de dix-sept ans, s’inscrit à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles. C’est le début de deux années marquées par des échecs successifs aux concours des places, ces examens qui permettent aux étudiants de continuer leur formation. Si Ensor n’arrive pas à rentrer dans le cadre de la formation académique, l’école est toutefois le lieu où il nouera de nombreuses amitiés avec ses contemporains. Car si le peintre est intimement lié à la ville d’Ostende, c’est bien à Bruxelles qu’il va découvrir un nouveau monde, intégré aux salons d’intellectuels, qui va influencer son regard sur la société contemporaine. Dans la capitale belge, Ensor va pouvoir mettre en regard son vécu dans une petite ville portuaire et son décalage avec le monde de l’art dans lequel il va devoir évoluer pour devenir un artiste renommé.
En Belgique, comme c’est le cas en France à cette époque, les artistes dont les recherches formelles tendent à les voir disqualifiés par les jurys des salons officiels se regroupent dans des associations. Ensor fera partie d’un premier groupe, nommé -L’Essor, avant de former avec une partie de ses anciens camarades de l’Académie des beaux-arts le groupe des XX, référence au nombre des membres fondateurs. Pendant dix ans, entre 1883 et 1893, ce groupe organise une dizaine d’expositions, où seront invités au fil des ans Renoir, Monet, mais aussi Berthe Morisot, Odilon Redon ou George Seurat, entre autres. C’est aussi lors d’une exposition du groupe des XX qu’une toile de Van Gogh, lui aussi invité en tant qu’artiste international, sera vendue pour la première fois.
Cette décennie est prolifique pour Ensor, et peut-être celle qui va le plus le démarquer de la production artistique de ses contemporains. C’est à cette époque que vont arriver dans ses peintures les motifs de l’absurde que sont les masques et les crânes. Les toiles de cette période font bien sûr penser à la commedia dell’arte, ce théâtre masqué venu d’Italie, où tout drame se transforme en comédie. Ensor s’inspire aussi de ses prédécesseurs : Goya et ses gravures sombres sont des influences dans tout l’œuvre gravé de l’artiste belge. En filiation avec Goya se trouve naturellement Redon, qui exposa plusieurs fusains et lithographies lors du salon des XX de 1886. Les trois artistes partagent cette fascination pour les êtres hybrides, les créatures qui sortent des enfers et l’univers dans lesquels ces derniers pourraient évoluer.
Mais si, dans ses peintures, les thèmes se répètent, Ensor prend le contrepied du noir avec des couleurs éclatantes, créant des toiles qui irradient de lumière ; des jaunes clairs ou dorés et des rouges puissants, des camaïeus de tons bleus captent le -regard et permettent d’entrevoir une certaine joie en contraste avec la noirceur de ses sujets.
MASCARADE
Malgré son intégration dans les différents groupes sociaux et intellectuels du Bruxelles de la fin de siècle, Ensor se sentira toujours exclu des grands mouvements de son époque. Appuyant les traits de sa personnalité qui le singularisent, Ensor entre dans la case du dandy solitaire, et rompt souvent de manière très violente des amitiés de longue date. Il accuse à tort le peintre Fernand Khnopff, membre du groupe des XX, d’avoir plagié l’une de ses œuvres en 1886, ce qui crée des tensions dans leur association. En 1887, l’artiste écrit lui-même en haut à droite sur l’une de ses gravures, à la manière d’un graffiti : “Ensor est un fou.”
Si l’on ne devait retenir qu’un seul motif pour qualifier la peinture de James Ensor, le masque vient bien sûr à l’esprit. Le masque dissimule et en même temps dévoile la vraie nature des personnes qui le portent. Il permet une critique de la société dans son ensemble comme de l’individualisme de ses constituants. Apparaissant d’abord à la marge de natures mortes, ou en observateurs dans les recoins de ses tableaux, les masques prennent de plus en plus de place dans les compositions -d’Ensor à partir de 1888. Dans des visions qui mêlent les temporalités, telle sa toile la plus ambitieuse L’Entrée du Christ à Bruxelles, où il transpose l’épisode biblique dans le carnaval de la capitale belge. La figure du Christ, un autoportrait de l’artiste, témoigne du narcissisme de ce dernier, et peut être aussi de sa frustration de se penser comme le seul humain ne portant pas de masque au milieu de la mascarade sociale qui se déroule sous ses yeux. L’Étonnement du masque Wouse, peint l’année suivante, semble nous montrer l’après de ce carnaval : les masques tombent et ceux qui les portaient durant la mascarade se sont évaporés.
Si Ensor aime à se représenter sous les traits du Christ, il sait aussi se montrer de l’autre côté du masque, comme dans le Squelette peintre, huile peinte d’après un portrait photographique de l’artiste dans son atelier, entouré de crânes : surmontant le chevalet, au-dessus du peintre-squelette, Ensor ajoute des yeux globuleux au crâne qui le fixe ainsi à la tâche. Au sol et sur les murs, une accumulation sans fin de toiles, métaphore peu subtile de l’artiste qui se tuerait au travail, continuant de produire sans fin. La même année, Ensor confie à un collectionneur : “Actuellement je ne peins plus avec plaisir.”
RETOUR À LA PLAGE
Dans les années 1890, à la suite de ses grandes toiles de carnaval, Ensor se plaît à peindre la société d’une manière plus acerbe. En même temps, Ostende, où l’artiste retourne s’installer après son échec à l’Académie des beaux-arts, devient une station thermale de premier rang, dont la fréquentation va au-delà du public belge en attirant des visiteurs internationaux.
Comme dans sa jeunesse, le peintre se plaît à représenter les différents points de vue de la ville mais se concentre, non sans une touche d’ironie, sur les personnalités qui y évoluent. L’œuvre qui témoigne le plus de ce nouveau regard porté sur sa ville natale est le dessin Les Bains à Ostende, dont une première version est datée de 1890. Les immeubles du front de mer disparaissent au profit d’une ville de cabines de plage et seul le haut des tours du pavillon royal et de l’hippodrome Wellington surmontés de leurs drapeaux belges nous rattachent à la topographie. Comme dans les toiles précédentes de Bruxelles, le peintre fait cohabiter toutes les typologies d’habitants, dans des positions plus ou moins décentes. Ensor avait dépeint le carnaval ; avec ce dessin d’Ostende, on se croirait dans un cirque aux multiples acrobates, un spectacle dont la foule amassée sur le sable se délecte à travers diverses jumelles et longues-vues. Un enfant joue avec un bateau fait d’un sabot de bois, un homme entraînant son chien dans la mer manque de se faire pincer le nez par un crustacé. Au centre de la composition, le peintre reprend une figure qu’il avait déjà peint dans L’Entrée du Christ à Bruxelles, un homme en maillot de bain à pois et chapeau pointu se protégeant d’une ombrelle. Le soleil, qui surmonte la composition et qu’Ensor aime affubler d’un visage rieur, achève de nous montrer le regard singulier que l’artiste porte sur son environnement : absurde et cinglant de vérité.