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Les secrets de vos parfums

Par DENYSE BEAULIEU Photos, ARISTIDE LAZO

On s’en doutait empiriquement mais la science le prouve, le parfum est une âme sœur.

Créé pour nous coller à la peau autant que pour s’en décoller, les parfums recèlent, dans les tréfonds de ses formules, des molécules en particulière affinité avec notre odor sui generis. On s’en serait douté, la chose n’étant pas conçue pour être humée sur le carton des mouillettes, mais sur la bête humaine. Mais pourquoi certaines notes se lient-elles aussi bien à notre peau ? Explorateur de ce qu’il baptise l’“osmocosme”, le journaliste Harold McGee, spécialiste des sciences alimentaires, dévoile dans Nose Dive: A Field Guide to the World’s Smells (Penguin, 2020) ce que l’on soupçonnait : le microbiome peuplant notre épiderme sécrète certains composés identiques à ceux que l’on trouve dans les fruits et les fleurs. Donc dans nos flacons. On y met le nez.

PEAU DE PÊCHE ET CRÈME DE FLEURS : LES LACTONES

Charles Baudelaire chante dans “La Chevelure” les “senteurs confondues de l’huile de coco, du musc et du goudron” qu’exhale sa maîtresse : son ivresse érotique lui donne du flair. Car l’huile de coco, de même que l’abricot, la mangue, la pêche mais aussi le jasmin, la tubéreuse, le gardénia ou la fleur de frangipanier, recèlent des molécules qu’on appelle des lactones, à l’odeur crémeuse et fruitée. Or il se trouve que, comme ces fruits et ces fleurs, nos tignasses sont de petites usines à lactones, nous explique Harold McGee. Plus précisément, une levure dénommée malassezia furfur, “membre prédominant de la flore d’un cuir chevelu sain”, en se nourrissant de sébum humain, excrète ces fameuses lactones. Est-ce à dire que si nous n’abusions pas du shampooing, nos crinières seraient naturellement parfumées ? Plutôt que de risquer l’expérience (et la mèche en berne), empruntons aux fleurs dites “lactoniques” leurs effluves narcotiques.

Tubéreuse nubile

S’il fallait lui donner une couleur ? “Cuisse de nymphe émue.” Ou alors “bout de jeune sein”, métaphore piquante trouvée par Colette pour décrire le bouton de tubéreuse… Rafraîchi d’un glacis d’aldéhydes, saupoudré de cannelle comme une joue tavelée par le soleil, ce parfum à l’arrondi de pêche se nommait Chloé lorsqu’il fut lancé en 1974 par les Parfums Lagerfeld. Rebaptisé Tuberosa 1974 lors de sa réédition dans la collection L’Atelier des fleurs de Chloé, le parfum offre un rare aperçu du visage souriant de la fleur qui l’inspire.

Tubéreuse pécheresse

C’est dans le jardin d’un cloître, et via la palette délibérément austère de Jean- Claude Ellena, que la tubéreuse se refait une vertu, après une carrière de femme fatale inaugurée par Fracas de Piguet en 1948. Dans Tuberosa du Couvent, c’est dans son plus simple appareil qu’elle s’affiche, au naturel. Mais si cette pécheresse se met à nu telle une Marie-Madeleine pénitente, elle n’a pas pour autant abjuré la gourmandise. Seule une facette savonnette empêche cette délicieuse crème florale relevée de girofle et de muscade de verser dans le comestible.

Tubéreuse voluptueuse

Houppette de fleurs où s’enchevêtrent jasmin et narcisse, roses de Turquie et du Maroc, tubéreuse crémeuse et osmanthus aux accents d’abricot, Good Girl Gone Bad figure parmi les bestsellers de By Kilian, et pour cause. Le maestro Alberto Morillas y allie exquisément un sillage de croiseur nucléaire, porté par une explosion de musc, à une senteur lactée de pulpes, pétales et chairs mêlés…

Gardénia manga

C’est dans un univers peuplé de caniches, de chatons angoras, de lapinous blancs et d’une Miley Cyrus transformée pour l’occasion en personnage de manga que la fleur fétiche de Billie Holiday prend un virage kawaii. Moins surréaliste que la vidéo dont Gucci l’accompagne, Flora Gorgeous Gardenia d’Honorine Blanc saupoudre la fleur de sucre et l’enrobe d’un pimpant bonbon à la poire.

Gardénia délicat

Pour la nouvelle collection de parfums de la maison Carlotha Ray, Jean-Michel Duriez crée Rose blanche et Gardénia, alliant les notes du maté, l’abricoté de l’osmanthus, des soupçons de daim et de fumé… Soutenu par cet accord un peu animal, pétales gonflés par le musc, le gardénia y dévoile sa richesse florale teintée d’une verdeur crissante. Une écriture tout en tendresse, qui laisse parler la peau à travers la senteur.

LES ALDÉHYDES, C’EST DU PROPRE

Comme nul n’est censé l’ignorer en ce centenaire du N°5, ce sont ces molécules à odeur de cire, d’écorce d’agrume et de pressing qui confèrent à la composition sa fraîcheur irradiante. Or, le microbiome de notre épithélium, en particulier ceux de la nuque et du front, abrite des organismes qui les produisent en abondance. Notamment l’un des aldéhydes, le C10 ou décanal, qui figure dans la formule du N°5. Gabrielle Chanel voulait, dit-on, “un parfum de femme à odeur de femme”. En choisissant la cinquième proposition d’Ernest Beaux, où figuraient ces fameux aldéhydes en surdose alors inédite, elle a eu du nez…

Aldéhydes universels

Francis Kurkdjian l’avoue volontiers : pour son Aqua Universalis Forte, il a “emprunté des corps aromatiques à la lessive, pour prolonger l’effet de fraîcheur”. Fusante et verticale, cette composition inspirée du “vent qui parcourt les arbres en fleurs” (seringa, freesia, muguet) pique à la cologne sa bergamote et à la lessive ses notes aldéhydées musquées. Quoi de plus universel que l’odeur aérienne du linge propre ? Francis Kurkdjian ne s’y trompe pas, proposant aussi Aqua Universalis en lessive parfumante et en assouplissant.

Aldéhydes savonnette

Si l’on ne connaît pas les intentions du nez de White Musk (ni même d’ailleurs son nom), on sait celles de Patrice Révillard, auteur d’Et Voilà ! pour Téo Cabanel : “Jouer avec les notes propres de l’inconscient collectif, du savon à la lessive en passant par le splash d’eau de Cologne.” La note métallique et verte de l’oxyde de rose – autre grand habitué des lessives – fait crisser les aldéhydes en tête. Un musc duveteux, une coumarine dont la douceur amandée évoque le savon à barbe… Et voilà. C’est du propre.

Aldéhydes lessiviels

S’il fête lui aussi un jalon important en 2021 – son 50e anniversaire – ce n’est pas le seul point commun du White Musk de Body Shop avec le N°5. Pour peu, on subodorerait la structure du premier, aldéhydes compris, dans le second. Ils partagent également cette évocation de propre que Chanel aurait voulue pour son premier parfum. Dans White Musk, elle est due pour bonne part à l’accord d’une note muguet très aldéhydée et du musc titulaire, en fait un accord de plusieurs muscs dits “lessiviels” pour leur large usage dans les détergents. Rien d’étonnant à ce que ce type d’accord musc blanc aldéhydé signifie à la fois, pour beaucoup, le confort des draps bien repassés et les effluves des corps qui s’y glissent…

QUELQUE CHOSE DE LA LOUISIANE : L’ACÉTONE DE GÉRANYLE

Celle-là n’a jamais révolutionné la parfumerie, comme les aldéhydes, ou conféré ses délices aux fruits et aux fleurs, comme les lactones. Jamais on ne la verra figurer dans les pyramides olfactives, d’autant qu’entre l’évocation du dissolvant de vernis à ongles et celle de la fleur canonique des jardinières citadines, son coefficient glamour frôle les abîmes. Issue de la décomposition du sébum sur notre peau, on la retrouve dans le géranium rosat, la citronnelle, les écorces d’agrumes, la papaye, la figue, ou encore… le parmesan (on n’en demandait pas tant). Pourtant, cette acétone de géranyle dégage, en solo, une fraîche odeur de fleur de magnolia. On pose ça là.

Magnolia chypré

Le parfum du magnolia, entre la savonnette au citron, la rose miellée et la fleur blanche, est difficile à tenir. Malgré son volume phénoménal, il est plutôt étale. Redressé par un tuteur de vétiver qui lui prend la tête par sa facette pamplemousse et qui lui plante les pieds dans la mousse des bayous, le magnolia de Carlos Benaïm se mue en cologne chyprée dans Eau de Magnolia, pour Frédéric Malle Éditions de parfums.

Magnolia vahiné

En offrant à Fragonard ce ravissant Magnolia, Céline Ellena nous fait une fleur. Et même un bouquet. Car par-delà son sujet principal, croqué par l’essence de citron, celle du magnolia et un accord rose thé, la senteur lactonique et tropicale de la fleur de frangipanier en étoffe la chair. Un parfum dont le charme est inversement proportionnel à son prix (l’un est immense, l’autre riquiqui).

Géranium au naturel

Cela aurait pu relever de l’exercice de style. Écrire une variation sur la fougère avec ses ingrédients canoniques (lavande, géranium rosat, patchouli), en la tirant vers son versant nocturne, baumé (vanille, fir balsam…). Ou de la gageure technique : celle de créer un parfum strictement, 100 % naturel. Et puis non, c’est bien plus : La Couleur de la nuit de Voyages imaginaires, maison créée par Isabelle Doyen et de Camille Goutal, a la beauté des choses premières. Comme si, en repartant aujourd’hui de la parfumerie d’avant 1880, le tandem créatif avait tiré d’un univers parallèle ce que le parfum aurait pu devenir, sans l’apport de la synthèse. Non seulement ça ne sent pas l’accident de rayon chez Aroma-Zone (comme trop souvent les formules 100 % naturelles), mais c’est complexe, facetté, subtil. C’est simple : on l’a dans la peau.