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Participants à la fête photographiés par le Studio Mosesco, “Un repas de noce en Russie”, hôtel Ruhl, Nice, 26 février 1924.

Les nuits magiques de Paul Tissier

Par Jean Delville

Qui ose encore dire que les Années folles n’ont pas existé ? Organisateur de fêtes somptueuses, l’architecte Paul Tissier en fut le maître de cérémonie éphémère. Un beau livre le tire enfin de l’oubli.

Et soudain les 3 000 convives en tenue de soirée réunis dans l’immense salle enténébrée voient s’illuminer une vaste grotte sous-marine, une Atlantide à la Jules Verne, bientôt peuplée de baleines et de monstres abyssaux, puis de danseuses évoluant sur La Mer et Sirènes de Debussy, interprétées par 100 musiciens renforcés de dizaines de choristes ; et 200 autres personnages surgissent, en costume antique, rejouant le mariage de Neptune et d’Amphitrite et la naissance de Vénus ; et puis surgit un sous-marin fantastique de plusieurs dizaines de mètres de long, Nautilus balayant l’obscurité de ses puissants projecteurs ; et voici qu’en surgit un scaphandrier qui progresse lentement vers le public élégant et enthousiaste.

Des ruines de Lorraine aux palaces de la Riviera

L’auteur de cette féérie, donnée le 31 août 1924 au Kursaal d’Ostende, Paul Tissier, né en 1886 à Joigny (Yonne), est diplômé en architecture aux Beaux-Arts de Paris. Dans un riche ouvrage, Paul Tissier, l’architecte des fêtes des Années folles, l’historien Stéphane Boudin-Lestienne nous révèle son histoire et son œuvre par le menu. Jusqu’au début des années 1920, Paul Tissier va dessiner beaucoup de projets, et construire quelques villas privées. Mais il a “fait” aussi la fête, comme président du comité du bal annuel des Quat’z’Arts, véritable institution des Beaux-Arts et grand monôme étudiant en costume (assez dénudé pour les femmes). Il s’est alors intéressé à l’organisation, aux décors et à la promotion de cet événement bien parisien, qui associe différents talents et disciplines et propose chaque année un thème : en 1912, “La 1003e nuit”, en 1914, “La chute de Troie” (avec un imposant cheval). Une expérience formatrice.

Quand la guerre s’achève, Tissier est connu comme aquarelliste de ruines plutôt que comme architecte : dès 1915, il est devenu illustrateur, pour le gouvernement, des villes et villages ruinés par la guerre. Cette spécialité lui vaut une reconnaissance artistique, notamment la clientèle du président Poincaré et de son épouse. Côté architecture, les projets sont bien plus nombreux que les chantiers et, en 1922, un collaborateur indélicat lui aliène les commandes d’État pour la reconstruction. Tissier va se rabattre sur la clientèle privée et la Côte d’Azur où il construira quelques maisons. En 1923, le propriétaire du Ruhl, palace niçois, propose à Tissier d’y organiser des fêtes de standing. Il a 37 ans, sa carrière d’architecte marque le pas. Pourquoi ne pas renouer avec le temps où il faisait les décors et les costumes des Quat’z’Arts ? Et puis on est au cœur des Années folles, comparables, par leur goût frénétique des plaisirs après le carnage guerrier, à la période du Directoire où l’on dansait avec les fantômes de la Terreur. Ce nouveau rôle peut lui apporter la notoriété que l’architecture lui a refusée. Une grande soirée créative, ce peut devenir “l’œuvre d’art totale” dont parlait Wagner pour ses opéras : décors, costumes, musique, lumières, textes, le maître d’œuvre fait tout. Et pour cet esthète lettré, la fête fastueuse s’enracine dans la tradition, versaillaise notamment : Tissier se voit déjà en “surintendant des fêtes 1925”, comme le rappelle Stéphane Boudin-Lestienne. Un modèle de référence est la “Mille et Deuxième Nuit” que le couturier Paul Poiret a donnée le 24 juin 1911 dans son hôtel particulier du faubourg Saint-Honoré, où un orientalisme fastueux servait de dress code et de décor.

La nuit niçoise transfigurée

La nouvelle carrière de Tissier démarre sur fond de rivalité entre Cannes et Nice. Cannes, où le peintre mondain Jean-François Domergue a signé en septembre 1923 une saison festive brillante. Le jeune homme rédige donc un mémorandum où il insiste sur la nécessité de construire un lieu spécial, fut-ce à partir d’un cadre existant. Et donc modulable, avec des décors mobiles, une machinerie, une distribution évolutive des sièges. Bref, Tissier imagine, dans sa lettre au commanditaire niçois, quelque chose entre l’opéra et le cinéma. Il est très précis dans ses recommandations techniques, soucieux d’une rationalisation des coûts. Bien sûr, il joint à son envoi plans et dessins. Il s’agit là pour lui d’un travail à plein temps, la préparation de ces événements faisant appel à toutes les compétences, artistiques et mondaines, mais aussi économiques et administratives. Notre architecte définit un canevas “standard” : la fête s’ordonnera autour d’un dîner de gala à thème impératif, pour les costumes et les décors, avec des contributions d’artistes. Pour Tissier, il s’agit de “reconstituer, comme le théâtre ne peut pas le faire et comme le cinéma malheureusement muet et sans couleurs a réussi à le faire, des ensembles historiques ou exotiques que l’on se bornait jusqu’ici à imaginer ou à décrire”. Et le public doit contribuer à cette reconstitution. Tissier, réaliste, recommande des thèmes n’obligeant pas à des déguisements trop compliqués. Dans les faits, la majorité des participants – riches clients qu’on ne saurait contraindre – s’en tiendra au smoking et à la robe du soir. Tissier s’appuiera, pour colorer ses fêtes, sur des “extras” ou ses amis, travestis en Romains ou en cosaques.

Féerie pour des autrefois

En janvier 1924, Tissier donne sa première fête au Ruhl, un “Banquet chez le proconsul” néo-romain. C’est un succès : un millier de participants. Il enchaîne avec une soirée russe dans l’air du temps – celui de Stravinsky, de Diaghilev et de Nijinski – et conclut sa “saison” avec une “Fête des lanternes” inspirée d’une Chine de rêve. Le secret de ces réussites ? Une “communication” par prospectus et des livrets soignés diffusés dans les dîners mondains et par le biais du réseau hôtelier niçois. Sans oublier la presse : L’Illustration salue cette saison festive niçoise, et souligne l’originalité de la démarche immergeant les invités dans un décor total effaçant l’habituelle disposition des lieux, et créant donc une ambiance dépaysante. Pour la nuit romaine, le public est accueilli par un grand rideau rouge décoré de masques de tragi-comédie gréco-latine avec le célèbre serment – détourné – des gladiateurs : “Ave Ceasar. Nourrituri te salutant”.

Pour ce bal inaugural, Tissier régale le public d’un banquet à l’antique mais aussi d’intermèdes musicaux, dansés ou chantés. De charmeuses de serpents et de combats de gladiateurs recrutés au gymnase de Nice. Des fauves dressés entrent en scène par les passe-plats du restaurant. Le public a même eu droit à 200 bacchantes assez dénudées s’agitant sous une pluie de roses. Avec en bouquet final une évocation de l’incendie de Rome, c’est une sorte de péplum qu’a signé l’architecte ! Qui sera particulièrement fier de sa nuit sino-japonaise, la “Fête des lanternes” : il a réuni 150 éléments de décor (deux fois plus que pour les fêtes précédentes) réalisés avec un grand soin esthétique mais aussi historique. Une immense tenture vermillon décorée de bouddhas et geishas, une déclinaison de bannières pour seigneurs de la guerre chinois ou samouraïs nippons posent le décor.

Chaque fête suit un scénario précis, détaille Stéphane Boudin-Lestienne, concernant l’ordre des prestations artistiques, les changements de lumières, les interventions musicales. Un monsieur Loyal amuse le public entre deux numéros. Des acteurs costumés se mêlent aux dîneurs, les font entrer dans le spectacle. Dans un souci d’authenticité, Tissier fait appel pour sa soirée slave à des artistes recrutés parmi l’importante colonie russe exilée sur la Côte d’Azur, dont Maria Nevelskaya, ex-soliste du ballet impérial, plus la troupe du théâtre moscovite Balagantchik. Comme il a recours à d’authentiques Japonais, tel le compositeur Matsuyama auteur de la bande-son de la fête sino-japonaise, ou il joue un samouraï. Mais les artistes locaux sont aussi sollicités. Les décors sont réalisés par les fournisseurs du carnaval et de l’opéra de Nice. Tandis que Gisèle Tissier, sa jeune femme musicienne épousée à 17 ans, crée un atelier de poupées destinées a être distribuées aux invitées.

Renaître puis mourir à Nice

Lancé par le succès de ses fêtes niçoises, Paul Tissier se multiplie à l’été 1924. réinventant la nuit à Saint-Sébastien. Londres, Ostende et, en France, à Évian, Boulogne-sur-Mer, Chamonix, Aix-les-Bains, Ces spectacles sont en fait des déclinaisons des formules niçoises. Mais il y a des innovations spectaculaires. telles la fête nautique sur le lac d’Évian ou cette “foire russe” reconstituée en août pour les 3000 spectateurs du Kursaal d’Ostende. Ostende où, les 30 et 31 aout, Tissier se surpasse avec “La mer”, fantastique scénographie aquatique évoquée au début de cet article. Face au succès, Tissier a créé sa société. en charge de l’engagement des artistes, du montage, démontage et transport des décors et bien sûr des contrats avec les casinos et municipalités. Désormais reconnu à l’international, notre “architecte des fêtes” termine la faste année 1924 à Londres avec deux spectacles : un remake de “Fête de la mer” d’Ostende et une feria sévillane. Retour à Nice pour une série de fêtes entre janvier et mars : “L’oasis”, “Les joujoux”, “Vera Cruz” (avec la grande danseuse espagnole La Argentina). Une “Féérie de la mode” (suite de tableaux vivants citant la Sécession viennoise, l’Art nouveau et Paul Poiret), un spectacle à thème provençal. “La farandole”, puis un “Grand bal gala russe” (au profit des exilés russes blancs) complètent cette triomphale saison niçoise de l’hiver 1925. Triomphale, mais pas rentable : le patron du Ruhl parle de “déficits énormes”. La saison 1926 sera du reste sous le signe d’une certaine austérité : moins de décors, scène plus petite. Mais toujours des idées : par exemple. un “Dîner des dîners” sur l’histoire des arts de la table. Pour l’hiver 1927, Tissier doit délocaliser son show a Biarritz, autre cité festive : une soirée “Bénarès”, une histoire de la danse de l’Antiquité au jazz, un “Gala des contes de fées” font l’objet de croquis préparatoires.


Mais il n’y aura pas de saison biarrote pour Paul Tissier qui décède brusquement, d’un oedème pulmonaire, à Nice en juillet 1926, à 40 ans à peine. Son épouse Gisèle, malgré les dettes, prend la relève à Biarritz, assurant un nouveau triomphe, posthume, à son mari qui aura, depuis janvier 1924, monté en tout 110 fêtes. Gisèle Tissier-Grandpierre organisera une ultime saison au Ruhl l’hiver 1927, avant de s’orienter, avec succès, vers le stylisme et la mode, à Paris. Elle revient s’établir à Nice en 1948 et se reconvertit dans l’immobilier, et la chanson : elle en écrira 400. Elle meurt un jour de fête dans sa villa Beau-Site, petit palais 1900 les pieds dans l’eau, le 14 juillet 1988, quasi à la date anniversaire de son mariage avec Paul Tissier et du décès de ce dernier.