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Imogen Kwow pour Loewe © @imogenkwok

Les nouvelles reines de l’art comestible

Par Sirine El Ansari

Adieu pains surprises ramollis et verrines en plastique placées en rangées militaires sur une table de buffet interminable. Aujourd’hui, la nappe blanche est une toile vierge et le traiteur un artiste qui s’exprime à travers la nourriture. Les femmes cheffes sont d’ailleurs des stars en la matière.

Un souffle nouveau se répand depuis quelques années sur les banquets et réceptions des plus grandes griffes de mode. Loewe, Prada, Comme Des Garçons, toutes ont fait le choix de mêler l’utile à l’esthétiquement agréable en s’offrant pour des événements les services de néo-traiteurs au féminin aux multiples facettes : designer culinaire, décoratrice événementielle, créatrice d’installations artistiques, tous les indispensables d’un « event » inoubliable sont présents dans leur package.

S’il est difficile de définir et nommer leur métier, on retiendra de ces cheffes-traiteurs-artistes leur univers onirique et leur capacité à créer du beau avec peu de choses. On ne dit d’ailleurs plus traiteur, mais catering, peut-être pour s’émanciper de l’image figée et monotone des réceptions traditionnelles, où verrines en gelée et bouchées serties de cure-dents sont reines. Une mise à neuf qui semble inspirée de l’esthétique des livres de cuisine des années 1970 : qui n’a pas en tête ces couvertures de revues rétro, présentant fièrement en première page hors-d’œuvres loufoques et pains de viande ornés de petits pois ? Pour autant, les installations culinaires sont loin d’être devenues kitsch et dépassées, alors même qu’elles jouent aujourd’hui avec le « less is more » ou l’extravagant.

L’art de la table

Chaque table est décorée avec la finesse d’un artisan joaillier, les pièces disposées de façon à créer un tableau, à raconter une histoire. Dans ce contexte, tout produit devient noble et fascinant, des montagnes de sel aux coquilles d’œufs multicolores en pièce centrale. L’utilisation sans limite de l’organique et du périssable souligne l’aspect éphémère des installations, et rappelle que cet art est aussi fait pour être consommé. Si l’on devait le comparer à des peintures, le travail de ces food designers serait à la jonction des natures mortes du XVIIe et du surréalisme du XXe à aujourd’hui.

La nourriture est utilisée comme médium de rassemblement et moyen de fascination. Le temps pris pour décorer une table est précieux et aide à instaurer une ambiance. Les tables d’Imogen Kwok (@imogenkwok) rivalisent avec un décor de théâtre. Drapées d’un drap blanc la plupart du temps, elles instaurent une atmosphère de scène biblique. La nourriture y est parfois déposée à même le tissu, souvent accompagnée de quelques bougeoirs. Sur ce blanc immaculé, les couleurs des aliments ressortent mieux, explosent à l’œil. Aucun doute sur l’effet de ces installations, le plus souvent présentées dans des lieux d’exception (cf: dîner d’inauguration de la boutique Loewe au sein de la moderniste Casa Lléo Morera à Barcelone), sur leur public : à leur vue, un arrêt sur image est inévitable.

Une esthétique impeccable

Les pages Instagram de ces reines du catering sont de véritables moodboards géants, et il serait malhonnête de nier l’importance de cette plateforme quand l’esthétique est au centre d’un projet. Laila Gohar (@lailacooks) est l’une des food designers les plus en vogue sur et hors des réseaux sociaux, et peut se vanter de compter parmi ses clients Hermès, Simone Rocha ou le mastodonte du luxe LVMH, pour n’en nommer que quelques-uns. Une it-girl qui réussit à rendre l’artichaut et le navet sexy avec sa vision minimaliste et méticuleuse de la cuisine.

Ancienne cheffe au sein du restaurant Chez Panisse en Californie, Laila Gohar excelle désormais sans brigade. Quand elle ne voyage pas aux quatre coins du globe, on peut la trouver dans son studio du sud-est de New York, vêtue des plus belles pièces de mode. Innovants et étonnants de créativité, ses mets les plus connus ne sont ni plus ni moins qu’une mortadelle géante (4 mètres sur 60 centimètres) réalisée pour l’inauguration des Galeries Lafayette aux Champs-Élysées, des sculptures en pain (plutôt tresse, chandelier ou fauteuil au levain?) sans oublier la carpe koï en gelée de champagne renfermant en elle… une rose. Rien que ça.

Maniant parfaitement l’accord simplicité & prouesse, Laila Gohar aime être challengée par les espaces de réception dans lesquels elle s’installe : ses sculptures en beurre sur la plage de Miami Beach ont fait sensation lors de l’Art Basel de 2018 pour la maison de champagne Perrier-Jouët. Le caractère périssable de ses créations est inévitable, mais pour l’artiste, l’essence même de la nourriture est d’être partagée et consommée.

La mode comme source d’inspiration

Si les plus grandes maisons de mode s’intéressent au travail de ces artistes, la réciproque vaut aussi . Lexie Park (@eatnunchi) a été plongée très tôt dans l’univers fashion, ses parents travaillant tous deux dans l’industrie de la mode à Los Angeles. Elle-même débute sa carrière chez Opening Ceremony, la marque fondée par Carol Lim et Humberto Leon (le duo en charge de la direction artistique de Kenzo de 2011 à 2019), et s’associe à James Flemons en 2018 pour la marque PHLEMUNS.

À ses 30 ans, elle traverse une crise existentielle et se dirige vers un horizon nouveau : la cuisine. Elle commence par organiser des dîners entre amis et fantasme des créations culinaires colorées, inspirées de son expérience dans la mode et de ses balades dans les marchés bio de la côte ouest. L’adage “manger avec les yeux” prend tout son sens quand elle confectionne pour la première fois des gâteaux en gelée pour le catering de la galerie d’art Murmurs, à Los Angeles. Sous le nom de Nünchi, ces gâteaux en transparence deviennent une de ses créations phares. Très vite, des marques comme Nike, Marc Jacobs ou tout dernièrement Bottega Veneta tombent sous le charme de ses pâtisseries pastel qui semblent tout droit sorties de l’univers des Polly Pockets. Des merveilles à l’aspect plastique qui sont bel et bien comestibles, n’en déplaisent aux puristes de la pâtisserie traditionnelle.

Dans la même veine artistique se trouve le travail de la franco-japonaise Marie Yuki Méon (@mangermanger_mcyuki). À ses 18 ans, elle choisit la France pour ses études d’architecture et de design et intègre l’école Camondo. Après avoir passé dix ans dans le monde du retail de luxe (Dior et Chanel notamment), elle laisse sa passion pour la cuisine prendre le dessus en 2016 et crée l’agence Manger Manger.

Elle qui “dessine avec la nourriture” joue avec les codes du shooting éditorial et du design en créant des installations poétiques hautement instagrammables, comme ses joyaux multicolores et comestibles pour la marque de bijoux Monies, ou son autel fait de pain pour Isabel Marant. Et même si immortaliser et poster ces moments est une évidence pour toute pro des réseaux, l’univers de ces food designers est une niche qui ne connaît pas l’hashtag #foodporn. Apprécier la présence d’une simple pomme de terre sur une assiette en porcelaine n’est étonnamment pas au goût de tout le monde. Mais ici, la beauté réside dans l’œil des gens qui likent.

Si la nourriture est un sujet d’obsession, c’est aussi car les possibilités d’innovation sont infinies. Pour ces créatrices d’art comestible, le terrain est plus que fertile pour y cultiver l’amour des aliments et nourrir l’intérêt (et l’appétit) des hôtes les plus luxueux.