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Le ballet triadique d’Oskar Schlemmer, 1927

LES NOUBAS DU BAUHAUS

Par RICHARD ROSE

La Mecque de l’architecture moderniste va avoir cent ans. Un héritage qui vaut son pesant de métaux lourds et scintiller l’âge d’or des soirées étudiantes. 

Tom Wolfe a eu de la chance. Sa disparition lui aura permis d’échapper de justesse à la douche de célébrations pour le centenaire du Bauhaus. L’écrivain et journaliste américain avait écrit From Bauhaus to Our House, un pamphlet féroce contre les clercs et les dévots de la célèbre école d’art allemande, tenue pour responsable des cubes en béton à Sarcelles, New York ou La Défense. Au premier rang des accusés, son fondateur Walter Gropius, que Tom Wolfe avait surnommé “Prince d’argent” ou encore “Dieu blanc n° 1”. Dès les premiers mois de son ouverture à Weimar en avril 1919, l’école du Bauhaus a fait montre d’un talent rare pour s’attirer des ennemis. Au point qu’un journal lança aux habitants de la ville un appel à manifester pour fermer l’école. Pendant les quatorze années de son existence, le Bauhaus a été autant contesté que persécuté. Mais pourquoi tant de haine ?

LA FÊTE COMME UN ART

Selon Walter Gropius, son enseignement devait simplement décloisonner les arts. Il fallait “revenir au travail artisanal, parce qu’il n’y a pas d’art professionnel”, trompetait l’architecte autrichien en guise de slogan. Au programme de son manifeste : théâtre, conférences, poésie, musique, fêtes costumées. Et ce beau nom grave, Bau signifiant “construction” et Haus “maison”. Le nouvel emblème du puritanisme perpendiculaire. Les étudiants vivaient et mangeaient ensemble, partageant sports et activités de loisirs. Ah oui, Gropius insistait également sur un fait : “Pas de différence entre le beau sexe et le sexe fort.” Le distrayant cérémonial de la ravageuse institution ne parvint pas à convaincre le nouveau pouvoir local. Le Bauhaus fut renvoyé de Weimar pour s’exiler à Dessau. Le 4 décembre 1926, mille invités furent conviés à une grande fête pour inaugurer le nouveau bâtiment dessiné par Gropius. La fête, ce sera justement le point fort de la nouvelle institution.

Dis-moi comment tu fais la fête et je te dirai qui tu es.” Telle était la formule d’Oskar Schlemmer, artiste, chorégraphe et maître de cérémonie du Bauhaus qui eut la mission de monter un théâtre expérimental. Les soirées mondaines de l’école, minutieusement organisées par Schlemmer et ses élèves de l’atelier théâtre, assurèrent autant la notoriété du Bauhaus que son enseignement. “Dès le premier jour de l’existence du Bauhaus, disait-il, la pulsion du jeu était là. Elle s’exprimait dans nos soirées exubérantes, dans les improvisations, et dans les masques et les costumes imaginatifs que nous réalisions.” Il habilla les danseurs de costumes abstraits aux formes géométriques, comme pour le fameux Ballet triadique, participant à une réflexion des rapports entre l’homme et la machine. L’enseignement de la danse était devenu si important pour mériter le statut de Bauhäuslers que Walter Gropius fit appel à une grande professeure de danse de Berlin. Dans son désir d’intégration forcené avec les élèves, il imposa aux professeurs et à lui-même des cours intensifs afin de maîtriser les techniques du charleston. Une astreinte qui rendit furieux deux célèbres professeurs de l’école, Paul Klee et Vassily Kandinsky !

UN FOYER DE SUBVERSION

Pour le Bauhaus, faire la fête devint un art. Et toute occasion fut bonne. Les anniversaires des maîtres d’atelier, ou la venue d’un invité prestigieux. Ces bamboches d’une joie naïve et saine attirèrent rapidement le tout-Dessau ou de jeunes bourgeois berlinois en mal de sensations. Les plus spectaculaires étaient préparées des semaines à l’avance. Il y eut la fête de “la barbe, du nez et du cœur” où moulages de nez et liberté pileuse et capillaire furent de rigueur. Pour conjurer la citation de Goethe : “L’architecture, cette musique figée”, un orchestre fut monté pour accompagner ces saturnales. Mais le qualifier de jazz-band serait réducteur. Un vacarme de chaises, des coups de feu, des cloches manuelles, des diapasons géants, des sirènes, des pianos confectionnés à l’aide de fil de fer et de clous, des cris de Sioux étaient susceptibles de mener le bal. On se souviendra de la Fête blanche (1926) dont le dress-code devait respecter “2/3 de blanc, 1/3 de couleurs” et promettre “l’émotionnel, l’épocal et le normatif” au travers de motifs à rayures, de pointillés ou de damiers. La nuit la plus légendaire sera le Bal métallique (1929) dont le carton d’invitation en tôle d’acier suggérait que les messieurs se présentent en fouet à œufs, en moulin à poivre ou en ouvre-boîte. Les femmes ornées de boulons et d’écrous devaient être “accompagnées d’une substance radioactive”. Les invités arrivaient en toboggan dans la grande salle recouverte de tôle argentée du sol au plafond. Ce qui n’est pas sans rappeler le décor de la Factory d’Andy Warhol, autrefois tapissée de papier aluminium. La renommée de ces fêtes étant devenue une sorte de baromètre du Bauhaus, Schlemmer s’est demandé si elles n’ont pas suscité quelques “haines et passions”. On s’interroge pour savoir si ces bringues incontrôlables n’auraient pas contribué à le désigner de “foyer de subversion judéo-bolchevique” par les nazis, qui décidèrent de fermer définitivement l’école de Dessau en 1933. Outre son sens de la fête, le ver était dans le fruit : le Bauhaus avait imposé une nouvelle base de réflexion sur le design et l’architecture modernes. Ce petit collège d’artisans avait produit durant six ans les objets les plus influents de tous les temps.

L’ÉCOLE EST FINIE

Dans les années qui suivirent la fermeture, Walter Gropius et le dernier directeur de l’école Mies van der Rohe tentèrent de s’attirer les bonnes grâces du nouveau Reich en proposant des projets architecturaux. Mais le jour où Hitler piétina l’une de ces maquettes pour un pavillon d’exposition internationale, il fut grand temps d’émigrer.

Sonne l’heure du bilan. À l’ouverture de l’école, il y avait plus de filles que de garçons. Malheureusement, cette nouvelle guilde d’artisans fondée par Gropius avait quelques réflexes médiévaux. Ainsi, ces femmes aux coupes de cheveux géométriques et au régime végétarien furent cantonnées à l’atelier de tissage, et très peu eurent accès aux cours d’architecture. Car Gropius croyait sincèrement que les femmes pensaient en deux dimensions et que les hommes pouvaient en affronter trois. Marianne Brandt fut une exception en intégrant l’atelier de métal, et l’une des rares femmes à se faire un nom au Bauhaus (les autres durent attendre de quitter l’école ou d’émigrer). Sa lampe de chevet Kandem (1926) fit partie des très rentables commercialisations de produits par les étudiants, et ses lignes pures hantent encore nos rayons luminaires. C’est le cas de nombreuses créations d’autres élèves que l’on retrouve de nos jours chez Ikea ou Habitat. Parmi les nombreux élèves et professeurs à fuir l’Allemagne dans les années 30, certains vont faire sortir de terre près de quatre mille bâtiments de style Bauhaus à Tel Aviv. Et légions viendront construire sur le territoire américain jusqu’aux années 70. Chez les anciens étudiants qui n’ont pas émigré, certains vont périr dans les camps d’extermination. Ces dernières années, des historiens ont également mis au jour le parcours scabreux de certains élèves du Bauhaus, une institution souvent érigée de manière simpliste en symbole de résistance. Ce travail de mémoire mériterait de profiter du centenaire pour rappeler que d’anciens élèves entrèrent aussi au service du Troisième Reich afin de concevoir des affiches de propagande. Ou, plus glaçant, Fritz Ertl devenu officier de la Waffen-SS qui va dessiner des baraquements et des crématoriums du camp d’Auschwitz. Un certain Ehrlich a même mis en pratique son apprentissage auprès d’un maître de la typographie du Bauhaus pour orner le portail en fer forgé du camp de Buchenwald, à seulement cent soixante kilomètres de Dessau.

UN VERRE D’EAU GLACÉE À LA FIGURE

Après la fermeture de l’école, le bâtiment fut utilisé comme centre de formation pour un Gauleiter (gouverneur) nazi. Il servit ensuite d’hôpital, puis d’auto-école avant une complète restauration. On peut désormais passer la nuit dans une des trentaines de chambres d’origine, au tarif d’un motel. Avec ses lampes à tube, ses chaises tubulaires et le lino rouge sang, ces grandes cellules modernistes rappelleront un peu le charme des auberges de jeunesse est-allemandes. C’est surtout devenu un lieu infiniment plus calme qu’aux temps agités des Bauhäuslers. Plus de risque d’être réveillé en pleine nuit par les cavalcades dans les étages, les étudiants qui escaladent la façade par votre balcon et les cris de Sioux de ceux qui dansent sur les toits. Vous vivrez simplement l’une de ces expériences qualifiées “d’authentiques”, l’un de ces doux vertiges nostalgiques de l’époque. Juste pour recevoir, écrivait Tom Wolfe, “ce verre d’eau glacée lancé à la figure, cette gifle tonique, cette réprimande cinglant la graisse de notre âme bourgeoise qu’on appelle architecture moderne.

Contact réservation : Mme Schmidt : + 49 (0) 340 6508 318