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Phantom, PACO RABANNE. La proie pour l'ombre, SERGE LUTENS. Ambre Nuit, DIOR. Crédit : Aristide Lazo

Le parfum raviveur de souvenirs : hantologie des senteurs

Par DENYSE BEAULIEU

Parfois, il vous cueille au coin d’une rue, dans le métro face à une femme qui vous ramène tout en mémoire. Ou au milieu d’un rêve, quand soudain c’est le parfum de feu votre mère qui vous saute au nez. Souvenirs de temps oubliés, d’êtres tant aimés mais à jamais disparus ; de fantômes en somme. Un conseil ? (re)lire Proust. 

Un souffle. Une odeur. Coup au cœur : vous sentez une présence. Vous vous retournez : personne. Non, cet ex qui vous a ghosté n’est pas revenu. C’est son parfum qui vous hante, apparition fugace dans le sillage d’un passant, sur l’écharpe que vous ne lui avez jamais rendue. Difficile à nommer, souvent sans source visible, surnaturel, en quelque sorte, le parfum peut susciter un sentiment d’inquiétante étrangeté. Esprit, es-tu là ? Ce mot d’“esprit”, qui désigne à la fois l’âme, le revenant et le produit de la distillation (dit “spiritueux”), trahit d’ailleurs la nature spectrale du parfum. Le plus fumeux des produits de luxe est à la fois fabrique de fantasmes et de fantômes, puisqu’il peut rendre présent l’absent ou ressusciter une identité passée. Le parfum ? Une séance sans boule de cristal ni table tournante où comparaissent les spectres des végétaux qui ont rendu l’âme pour mieux nous embaumer. Comme ces tendres fleurs d’oranger auxquelles le diaphane Musc Outreblanc de Guerlain confère l’aura des fantomatiques “dames blanches” qui hantent les châteaux. 

MON PARFUM S’APPELLE “JE REVIENS” 

Qu’est-ce qui nous hante, dans le magistral Superstitious de Frédéric Malle ? Serait-ce le souvenir du regretté Alber Elbaz pour qui le parfumeur Dominique Ropion l’a composé ? Ou plutôt, ces fleurs métalliques froides comme le satin seraient-elles hantées par des formes olfactives d’antan ? Arpège (Lanvin), WhiteLinen (Estée Lauder), Rive Gauche (Yves Saint Laurent) : interprétation radicale des grands floraux aldéhydés de l’âge d’or de la parfumerie, Superstitious en charrie la rémanence. Encore un terme qui lie la parfumerie au paranormal, puisqu’il signifie aussi bien ce qui reste d’une fragrance après le passage de celui ou celle qui la porte, que les vibes imprégnant une maison hantée. Le fait est que les parfumeurs composent toujours, forcément, avec les rémanences de parfums passés, avec ce qui leur en revient en mémoire. 

Ainsi, L’Âme Perdue (Le Galion), exubérant accord prune-mandarine dégoulinant d’épices, d’ylang-ylang, de miel et de patchouli, convoque l’esprit des grands chypres fruités issus de Mitsouko (Guerlain, 1919) et de Femme (Rochas, 1945). Relecture plus moderniste et plus carénée du genre, l’impeccable 31 rue Cambon de Chanel traduit la verticalité caractéristique des chypres par un axe poivre noir-patchouli qui traverse, tranchant, son vaporeux accord de jasmin et d’ambre. Avec Ambre Nuit, c’est un autre fantôme de la parfumerie que convoque Dior : cet ambre gris issu des cachalots, que sa rareté rend quasi-inaccessible mais qui ne cesse de hanter les nez. Les parfumeurs sont des spirites. 

NARINES, PORTAILS DE L’AU-DELÀ 

Si d’aventure en Malaisie vous respirez, sans en trouver la source, un parfum de fleur de frangipanier, ample, charnel, crémeux comme Songes de Goutal Paris, pressez le pas. Il trahit peut-être la présence de la Pontianak, fantôme de femme morte en couches qui séduit les hommes avant de leur dévorer les entrailles, explique Nuri McBride de l’Institute for Art and Olfaction, auteure du blog The Death Scent Project et créatrice de la marque de parfums Atropos – du nom de la divinité qui coupe le fil de la vie dans la mythologie grecque. Autant dire une experte des rapports qui lient l’odeur et l’au-delà. “Dans de très nombreuses cultures, le parfum est associé aux fantômes et aux êtres surnaturels. Parce qu’il est fortement lié aux émotions et qu’il est immatériel, il est perçu comme une transcendance du monde physique”, dit-elle. “D’où le fait que l’on brûle de l’encens pour communiquer avec les dieux, mais aussi pour nourrir les morts.” Une pratique millénaire avec laquelle la parfumerie occidentale renoue depuis une vingtaine d’années : désormais, pas une marque de niche ou une gamme exclusive de grande maison qui ne propose une fragrance autour de l’oliban. Dans Sable Nuit d’Armani, c’est l’Arabie qu’évoque cette résine mystique dont la bonne odeur repousserait les djinns. Hommage au Día de los Muertos mexicain, De Los Santos de Byredo associe ledit encens à la sauge brûlée par les chamanes (et par les new-agers de tous poils) pour purifier les lieux et les esprits. Mais gare aux offrandes bâclées, prévient Nuri McBride : “Selon la tradition bouddhiste, notamment en Chine, les Fantômes Affamés sont les esprits de ceux dont les rites funéraires n’ont pas été respectés. Il en existe plusieurs catégories dont l’une, les Mangeurs d’Odeurs, se nourrissent des fragrances des offrandes aux dieux, lorsqu’elle qui n’ont pas été réalisées selon les règles.” Plus redoutables encore, les esprits défunts des Onge, minuscule tribu des îles Andaman au large de l’Inde, gravitent vers l’odeur des vivants, qui représente leur force vitale. “Les Onge appellent les morts les ‘Sans-Odeurs’. Uniquement guidés par leur odorat car ils sont aveugles, ils cherchent à ravir celles des vivants”, explique la conférencière. “D’où la nécessité de déguiser les effluves humains, notamment ceux des enfants, plus vulnérables, grâce à des senteurs végétales.” En soustrayant leurs essences aux plantes pour nous en asperger, ne chercherions-nous pas, nous aussi, à nous protéger contre les forces de l’outre-monde ? Armure par sa puissance olfactive autant que par sa note principale – la bien-nommée immortelle aux accents cuirés, caramélisés, presque torréfiés –, La proie pour l’ombre de Serge Lutens protégera les vivants contre la voracité des trépassés. 

PSCHITTS SPIRITES 

Selon les témoignages recueillis par Nuri McBride, lorsque les revenants se manifestent olfactivement à leurs êtres chers, c’est par des odeurs qui leur étaient associées de leur vivant – fumée de cigare, effluves de cuisine, eau de toilette préférée. Bref, par une version ectoplasmique de la madeleine proustienne. Un peu prosaïque pour les parfumeurs, qui leur imaginent des accords plus détonants. Dreaming with Ghosts de Mark Buxton pour sa marque éponyme s’amorce par un esprit frappeur – un coing crissant figurant le dé- but de nuit agité de cet insomniaque avant de céder à la tendresse de la vanille, “une sensation nuageuse, flot- tante, comme des fantômes doux qu’on n’arrive jamais à attraper, mais qui sont toujours là quand on les appelle”, rêve l’intéressé. Avec Coach Dreams, c’est une note “Joshua Tree” (arbre de Josué, en français, yucca dont les fleurs senti- raient la noix de coco, nous murmure- t-on à l’oreillette) qui évoque les ghost- towns du Far West. Folklore toujours chez Kilian Paris avec Black Phantom “Memento Mori”, au coffret noir laqué orné d’une tête de mort : le “Jolly Roger” du pavillon des pirates. Un cocktail rhum-café largement adouci de sucre de canne, où se glisse une vénéneuse note de cyanure (traduite par l’amande amère). Chez Etat Libre d’Orange, ce sont tout à la fois les mânes de Teilhard de Chardin et l’esprit du dessinateur de manga cyberpunk Masamune Shirow que convoque The Ghost in the Shell selon Etienne de Swardt, fondateur de la marque. Le ghost en question, esprit hu- main incarné dans un androïde, étant traduit par une association vaguement perturbante de matières naturelles et de molécules biotech aux odeurs métalliques, lactées, aqueuses et fruitées. Quant au plus récent parfum masculin de Paco Rabanne, logé dans un fla- con-robot argenté, s’il porte le nom de Phantom, c’est peut-être davantage pour l’ancrer dans l’univers sémantique des superhéros que dans celui du surnaturel. Mais dans ce parfum futuriste créé avec l’assistance de l’intelligence artificielle, on note tout de même la présence d’une molécule d’antan : le vrillant acétate de styrallyle aux facettes de pomme verte, utilisé dès les années 1940 pour évoquer le gardénia. Autant dire : un revenant.