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Charles James (à gauche), Rick Owens (à droite). Crédit : MARK DOHERTY

La filiation dans la mode : les nouveaux sont ceux d’hier

Par LAURENT DOMBROWICZ

Des précurseurs oubliés aux héros d’aujourd’hui, la mode est faite de filiations. 

La mode, on le sait, est un éternel recommencement. Que tout ait déjà été fait ou presque est une évidence qu’il ne faudrait même pas avoir à rappeler. Dans la mode comme dans d’autres disciplines, l’acte créatif contient souvent l’art de doser les citations et les emprunts, de les organiser et de les conjuguer sur un nouveau beat. Mais sur les réseaux sociaux et ailleurs, cette vérité s’efface souvent au seul profit de l’immédiat, des effets faciles et des certitudes fondées sur le très peu, voire sur le rien. Un(e)tel(le) est un génie parce que validé(e) par une fanbase à la culture limitée et par une starlette en mal d’émotions fortes. Le quart d’heure de célébrité warholien s’est transformé en un clic. Pire, en un like ! La mode serait-elle née avec FaceTune et Bella Hadid ? Fort heureusement non. Chez CitizenK, on a toujours célébré le talent des pionniers, comme Jean-Paul Gaultier qui a, le premier, défriché tous les thèmes qui font la mode d’aujourd’hui : la street couture, l’upcycling, le mélange des genres, bons et mauvais, bien avant que le politiquement correct se soit emparé du sujet. Respect absolu. D’autres créateurs n’ont pas eu la chance d’avoir une carrière aussi longue ni une médiatisation aussi royale. Que serait la mode d’aujourd’hui sans un Marc Audibet, dont les recherches sur le stretch ont précédé celles d’Azzedine Alaïa et dont la veine minimaliste a aidé à installer les codes de la maison Prada au début des années 1990 ? Quid du tout-vinyle de Lionel Cros ? Et le grunge de Dirk Van Saene ? Le 50s facile à vivre de Pauline Trigère ? Au mieux, relégués dans les livres d’histoire, au pire dans la seule mémoire de ceux qui vont vu et vécu leur talent. 

La mode d’aujourd’hui et ses créateurs les plus célébrés ont donc leurs fantômes. Plus ou moins bienveillants selon les cas. Parfois remis dans la lumière qui leur est due, ces flagrants emprunts au passé se transforment, à l’occasion, en simples plagiats qui ne disent pas leur nom. Chacun se chargera de rendre à César ce qui lui appartient, droits d’auteur compris. 

RICK OWENS 

CHARLES JAMES 

Rick Owens, l’éternel prince gothique, est avant tout un tailleur hors-pair. La précision et l’aspect innovateur de ses coupes se comprend aisément quand on connaît son respect pour certaines grandes figures de l’histoire de la mode. Le créateur américain aime non seulement citer ses sources mais organiser la rencontre entre présent et passé. En 2017, lors de l’exposition monographique Rick Owens Subhuman Inhuman Superhuman à la Triennale de Milan, il a exposé sa robe Alix, en référence directe à Germaine Krebs, alias Alix, alias Madame Grès (1903-1993), grande couturière, pionnière des drapés à l’allure majestueuse et minimaliste. Rick Owens n’a cessé d’utiliser cette technique pour construire la garde-robe de la goule contemporaine. Son autre point d’ancrage stylistique est bien évidemment le couturier anglo-américain Charles James (1906-1978) dont les créations sculpturales et volontiers avant-gardistes ont fait le bonheur des socialites new-yorkaises et du photographe Cecil Beaton dans les années 1950. Moins “portable” que Dior, Jacques Fath ou Pierre Balmain, le style Charles James est exigeant, jusqu’au-boutiste et souvent peu conventionnel. Ce qui pourrait aisément définir Rick Owens, à ceci près que le Californien a parfaitement réussi à transformer son concept de mode en pièces portables, sans renoncer pour autant à son identité. 

LUDOVIC DE SAINT SERNIN 

HERVE LEGER 

La jeune carrière du Français Ludovic de Saint Sernin est née au détour d’une photo de Robert Mapplethorpe. Un slip d’homme aux rivets métalliques devenu le basique de sa marque éponyme. L’underwear hédoniste a déjà eu plusieurs héros, aux références et aspira- tions différentes : le radical unisexe de l’Autrichien Rudi Gernreich au milieu des années 1960, l’olympien grandiloquent du Grec Nikos dans les années 1980 et le manifeste queer de Shirtology quelques années plus tard. LDSS, c’est un peu tout ça, parfaitement marketé et (re)mis dans le goût de notre époque, rythmé par des drops sur les réseaux sociaux, comme le feuilleton d’un éphèbe qui révélera peut-être un jour le bas. Changement de genre(s) pour Hervé Léger, la marque créée en 1985 par Hervé Peugnet (1957-2017) qui devient en quelques années la référence absolue du body conscious grâce à sa fameuse technique des robes à bandes, tellement flatteuses. Hervé Léger triomphe au début des années 1990, aidé par ses copines supermodèles. 

Mal conseillé, il vend sa griffe (et son nom) en 1993 au groupe Seagram qui la revend quinze ans plus tard à Max Azria. Le créateur tente de se relancer en 2000 sous le nom de Hervé Leroux. Si l’hymne au corps triomphant lie Hervé Léger à Ludovic de Saint Sernin, le top à bandes stretch croisées LDSS aurait mérité de s’appeler RV. 

MARC JACOBS 

STEPHEN SPROUSE 

Direction New York sur le reliquat de la Factory, avec une scène mode qui se (re)construit au milieu des années 1980. C’est une joyeuse humeur clubbing qui réunit les meilleurs créatifs de l’époque, de Steven Meisel qui mitraille toutes les jolies filles de la ville à l’illustrateur et photographe Tony Viramontes en passant par le petit génie dont le show-room de Broadway ne désemplit pas : Stephen Sprouse. Avec Elio Fiorucci, il a tout simplement inventé le fluo dans la mode. C’est un carton immédiat. Encore étudiants, Marc Jacobs et sa BFF Anna Sui rêvent d’un aussi beau succès, qui ne dure pourtant que quelques années. Très porté sur les substances illicites et renié par un père richissime, Sprouse retourne à un relatif anonymat au milieu de ces années 1990 qui voient triompher Marc Jacobs. Entretemps, les deux hommes sont devenus amis. En 2001, Marc Jacobs convie Stephen Sprouse et sa calligraphie day-glo dans une collection Louis Vuitton qui rencontre une adhésion planétaire. Une autre capsule quasi similaire sera développée par la griffe française en 2009. En 2021, Marc Jacobs réinvente (une fois de plus) son identité et sa marque avec une collection Monogramme, accessible en see now buy now. La typographie géante répétée à l’infini et les formes loose très annés 1990 sont indubitablement une traduction moderne du style Stephen Sprouse et un nouvel hommage de Marc Jacobs à son ami disparu en 2004. Pour l’été 2022 il pousse ce même concept à l’extrême, flirtant avec une grunge-couture.

ROBERT WUN 

ROBERTO CAPUCCI 

Dans la nouvelle génération de créateurs qui ont refusé de choisir entre l’avant-garde et le savoir-faire classique, Robert Wun est sans conteste l’un des plus doués. Originaire de Hong Kong et installé à Londres où il a fait ses études de mode, il a d’emblée séduit avec sa vision de la femme-fleur en version futuriste. Allongée et sculpturale, son héroïne ressemble parfois à un rendering ou un de ces avatars stylés que l’on croise sur le métavers. Pourtant, cette allure virtuelle repose sur des techniques bien réelles, à savoir l’art du plissé soleil et l’origami, qui, une fois combinés créent de saisissants effets 3D. Le couturier Roberto Capucci, né en 1930, est l’un de ces noms trop souvent oubliés de la mode italienne. Il commence sa carrière au début des années 1950 et accompagne, côté arts appliqués, la révolution futuriste qui anime la scène transalpine dans la décennie suivante. “Statue vivante, statue joyeuse”, la femme habillée en Capucci n’a pas souvent eu les honneurs des podiums mais davantage ceux des musées, comme celui de Florence qui abrite de manière permanente la plupart de ses créations. La géométrie, les compositions colorielles sont semblables à celles d’un peintre abstrait, entre cinétique et Fluxus. Chez Capucci comme chez Robert Wun, le plissé soleil travaillé en panneaux pliés ou sculptés contribue grandement à cet “art à porter” qui a fait de Roberto Capucci un créateur si singulier, adoubé en son temps par Pierre Cardin, peu connu pour son amabilité envers ses pairs. 

DEMNA (GVASALIA) 

MIGUEL ADROVER 

Les frères Gvasalia, on les a connus en duo chez Vetements, avant que Demna rejoigne la direction artistique de Balenciaga et que Guram chapeaute seul la griffe désormais basée en Suisse. À cette époque, Vetements prétendait incarner seul l’héritage (perdu) de Martin Margiela, dans son aptitude à détourner les standards, consacrer la rue, célébrer le collectif et organiser un dialogue entre le faux et le vrai, l’illusion et le réel, l’acceptable et le transgressif. Vetements a d’ailleurs développé ad nauseam des collaborations avec des marques à l’identité visuelle impactante, de Reebok à Champion, de Ikea à DHL. Demna a défini l’humeur cynique qui prévaut dans la mode aujourd’hui, celle dont on parle comme celle que l’on porte. Ce point de différenciation est toujours celui qui domine dans les collections Balenciaga, amplifié par l’écho d’une marque de luxe et la manière dont elle irrigue l’industrie. Le Majorquin Miguel Adrover n’a pas volé son statut de créateur culte. Autodidacte et underground par essence, il s’installe à New York à la fin des années 1990. On dit de lui qu’il est le seul à avoir reçu le prestigieux prix Perry Ellis tout en vivant dans un sous-sol infesté de rats. Son irruption sur les podiums de la NYFW crée un électro-choc dès ses débuts en 1999. Une grunge-couture aux atours déstructurés, avec un t-shirt déchiré et agrémenté de manches volantées qui hurle un “I love NY” quasi suicidaire. L’année suivante, il achète un trench Burberry ayant appartenu à l’auteur queer Quentin Crisp et le fait défiler sans se soucier d’un quelconque copyright. Scandale ! Malgré des critiques dithyrambiques et de solides commandes, le succès va rapidement s’émousser avec les collections suivantes, inspirées de l’Égypte et de la beauté séculaire des femmes voilées. Ces polémiques seront celles de trop, et surtout, elles arrivent au mauvais moment. Le 11 Septembre est passé par là et le Muslim-friendly ne peut compter que sur des soutiens trop peu nombreux dans le sérail de la mode. Énigmatique jusqu’à l’obsession, Miguel Adrover serait retourné sur sa Majorque natale, loin des feux de l’actualité. Demna, lui, foule les tapis rouges en total look cagoulé aux côtés de Kim Kardashian. Destins croisés.