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Emma Corrin, la nouvelle muse surréaliste en Loewe © Harry Lambert

Le come-back du surréalisme dans la mode

Par Justine Sebbag

De la collection « Banal Eccentricity » que présentait Prada en 1996 au défilé Loewe automne-hiver 2023, il semble y avoir un monde. Et pourtant, presque trente ans plus tard, c’est la même idée qui guide les créateurs les plus audacieux : aller à contre-courant, défier l’autorité (relative) de la mode et de ses tendances. Radicaux, symbolistes ou simplement bizarres, les vêtements et accessoires présentés lors des dernières semaines de la mode étaient empreints d’une atmosphère surréaliste. Si « la mode est un langage de l’instant » comme le dit Miuccia Prada, celle de ces récentes saisons tente assurément de nous transmettre un message.

Chaos créatif 

Mouvement littéraire et artistique phare du XXe siècle, le surréalisme se développe pendant l’entre-deux-guerres. Son acte de naissance officiel, le Manifeste du surréalisme (1924), est rédigé par André Breton qui y définit ses méthodes et ses valeurs centrales. Hostiles à toute forme d’autorité, aux valeurs morales ainsi qu’à la logique, les surréalistes vont leur préférer la liberté, le jeu, l’écriture automatique, le collage ou l’interprétation des rêves. Dès la Belle Époque, la mode rencontre le mouvement surréaliste, créant une fusion envoûtante. Elsa Schiaparelli, créatrice italienne visionnaire et fondatrice de la maison éponyme, est la première à s’associer à des artistes surréalistes. Des robes ornées d’un homard dessiné par Salvador Dalí au charmant flacon surréaliste du parfum « Shocking » réalisé par Leonor Fini, ses créations stupéfiantes suscitent l’émerveillement. De leur côté, les photographes Cecil Beaton, Horst P. Horst et Man Ray immortalisent les chefs-d’œuvre de la mode surréaliste. Les jeux d’ombres, de cadrages et de surimpressions confèrent aux images un caractère presque irréel. Publiés dans les magazines de l’époque, ces clichés contribuent au développement du genre de la photographie de mode et érigent la pratique en un art à part entière.

La transmission d’un héritage   

Jusque dans les rues pavées qui mènent à l’exposition Man Ray et la mode du MoMu d’Anvers (visible jusqu’au 13 août 2023), on ressent l’impact du maître de l’art surréaliste, qui a laissé une empreinte indélébile continuant de résonner dans les créations des designers contemporains les plus avant-gardistes. Ces mêmes rues ont été foulées dans les années 1980 par le groupe des « Six d’Anvers », composé d’élèves issus de la même promotion de l’Académie royale des beaux-arts de la ville belge qui ont par la suite révolutionné le monde de la mode par leur approche androgyne, déconstructiviste et anticonformiste. À ces six noms – Ann Demeulemeester, Marina Yee, Dries Van Noten, Dirk Bikkembergs, Dirk Van Saene et Walter Van Beirendonck -, on est tenté d’ajouter celui de Martin Margiela, également passé par l’Académie, dont l’influence sur la mode actuelle est indéniable. Tout l’été, l’exposition propose de dévoiler l’influence de Man Ray sur la mode contemporaine, des détails de la collection printemps-été 1999 d’Olivier Theyskens aux dernières créations de Jonathan Anderson pour Loewe. 

Une esthétique de la récession ? 

Alors que la Banque mondiale se questionne sur la potentialité d’une future récession mondiale, les médias, dont TikTok fait désormais partie, annoncent à grand renfort de titres franglais que la tendance est au « quiet luxury » (luxe discret, ndlr). Des vêtements sobres portés par la riche famille Roy dans la série Succession aux pièces du label The Row des sœurs Olsen, il semble être de bon aloi de ne pas étaler son opulence en période de crise. Cependant, si les médias spécialisés se sont empressés de disséquer cette nouvelle tendance jusqu’à l’os, cela s’est fait au détriment d’une analyse des défilés de l’année 2023, où l’anticonformisme et la fantaisie ont régné. Comme le disait Elsa Schiaparelli, « en période difficile, la mode est toujours extravagante ». Tout comme les artistes surréalistes qui défendaient un art libertaire et émancipateur en leur temps, influencés par la révolution russe de 1917 et par leur lecture de la doctrine marxiste, les créatifs d’aujourd’hui sont au fait des problématiques actuelles et reflètent l’état d’esprit de leur époque à travers leurs collections. 

Vers un surréalisme 2.0 

Ce que nous avons pu observer sur les podiums la saison dernière était notamment un vestiaire plus fluide chez Chopova Lowena (printemps-été 2023) et Kiko Kostadinov (automne-hiver 2023), où le masculin et le féminin ne se réduisent pas à des entités binaires. Chez Ambush, dont la collection printemps-été 2023 faisait référence à la culture club du Tokyo des années 1990, de nombreux looks étaient réversibles, permettant de les porter de jour comme de nuit. Même chez Jil Sander, dont la collection automne-hiver 2023 est également inspirée des années 1990, Luke et Lucie Meier s’éloignent des codes minimalistes de la marque pour créer un mélange éclectique de streetwear, de motifs bonbons acidulés et de vestes de motard. Dans sa collection printemps-été 2023, l’impertinent Jonathan Anderson offre quant à lui une célébration surréaliste avec des robes en anthurium (plante tropicale, ndlr) et des chaussures en ballons dégonflés. Emma Corrin, qui interprète Lady Di dans la série The Crown, est la muse (non binaire) de Jonathan Anderson, qui lui prête volontiers ses créations les plus farfelues, de la robe représentant un poisson rouge dans un bocal au total look ballons de baudruche. Si l’on ne sait pas de quoi demain sera fait, nous pouvons tout de même nous réjouir de l’effervescence qui anime les jeunes esprits créatifs de notre époque, perpétuant l’héritage des artistes surréalistes en y ajoutant une bonne dose de camp.