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À Montluçon en Auvergne, une chapelle du XIIème siècle acceuille désormais un restaurant gastronomique. © La Chapelle

La seconde vie luxueuse des églises désacralisées

Par Sirine El Ansari

La transformation d’anciens édifices religieux en hôtels cinq étoiles, restaurants gastronomiques et autres établissements de prestige est une tendance de fond dans le monde de l’immobilier, traditionnellement attribuée aux couvents, monastères et abbayes. Désormais, les investisseurs privés accordent une plus grande attention aux églises et chapelles ayant perdu leur statut religieux, devenues des gouffres financiers pour plusieurs diocèses et communes en France. Pour éviter la casse, une deuxième vie, placée sous le signe du luxe, est envisagée pour ces trésors du patrimoine architectural.

La vente d’édifices religieux en France peut sembler être une pratique récente, mais elle remonte en réalité au XIXe siècle, à une époque où l’urbanisation entraîne l’abandon des églises rurales,  peu à peu cédées à des particuliers pour faire face au manque de donations des fidèles. La sécularisation de l’État, qui a accompagné le déclin de l’influence religieuse dans la société française, a également joué un rôle majeur dans ce mouvement. Bien que cette pratique reste marginale en France, elle ne cesse de séduire les investisseurs privés et pourrait bien devenir une source d’inspiration pour de nouveaux projets de rénovation et de restauration d’édifices religieux. Le président de l’Observatoire du patrimoine religieux Édouard de Lamaze le constate au quotidien : “Nous recensons chaque année une trentaine d’édifices à vendre, dont dix qui sont des églises. C’est une constante qui se justifie par la lourde charge que représentent ces églises pour les communes en France, qui, du fait de la loi de 1907, sont les propriétaires majoritaires de ces églises.” 

En Angleterre et aux Pays-Bas, la pratique est ancrée depuis le XXe siècle et a pris racine dès la période de la Réforme, où des églises ont été cédées aux congrégations et particuliers. Néanmoins, il faut attendre les années 1970 pour que la réhabilitation d’églises et chapelles abandonnées donne lieu à la création de résidences et établissements de luxe dans ces deux pays. Aujourd’hui, l’Angleterre et les Pays-Bas sont les champions incontestés de la rénovation d’édifices religieux en Europe. L’exemple le plus saisissant est incarné par le Grand Hôtel Amrâth, joyau de l’hôtellerie de haut standing niché au cœur d’Amsterdam. Ce palais cinq étoiles a élu domicile dans une église datant du XIIe siècle. Le projet ambitieux de reconversion a débuté en 2000, avec une étude de faisabilité minutieuse suivie d’une rénovation colossale menée de main de maître par des experts aguerris à ce type de chantier. Cette métamorphose réussie atteste de la valeur ajoutée des édifices historiques et de leur potentiel insoupçonné, à condition d’y investir des sommes considérables et d’y apporter des idées audacieuses.

Avant d’être mise sur le marché, une église est soumise à un rituel de désacralisation, un processus strict comprenant plusieurs étapes : il est d’abord nécessaire de constater la non-pratique du culte dans l’église depuis au moins un an, avant de la vider de ses objets sacrés et liturgiques comme les crucifix, les bancs ou encore les statues. Dans le respect du bâtiment, la croix gravée dans la pierre demeure inaltérable tandis que l’autel est systématiquement détruit. Enfin, la mairie ou la commune sollicite l’évêque qui revêt une tunique violette, signe de deuil, pour y pratiquer la cérémonie de désacralisation, à l’issue de laquelle l’édifice perd son statut de lieu de culte. 

Des architectures grandioses qui en jettent

Pour les investisseurs, l’acquisition des murs d’une église est une opportunité unique pour repousser les limites de l’architecture contemporaine. Les espaces majestueux et les éléments de design historiques tels que les arcs en ogive, les voûtes, les rosaces et les vitraux offrent un potentiel de rénovation hors norme, permettant de créer des intérieurs à couper le souffle. En France et en Europe, de nombreuses églises désaffectées ont été transformées en hôtels cinq étoiles, restaurants gastronomiques, galeries d’art, centres de bien-être et résidences de prestige. Niché au sein d’une ancienne chapelle datant du XIXe siècle, l’Hôtel Sozo à Nantes a souhaité préserver l’impressionnante bâtisse ligérienne, située à deux pas du Jardin des Plantes. Là où les vitraux et les pierres apparentes contrastent avec la décoration et l’ameublement moderne de l’Hôtel Sozo, la décoration du restaurant Spencer’s à Maastricht, aux Pays-Bas, embrasse totalement l’architecture de l’ancienne église gothique qui l’accueille. Placées en dessous de la nef, les tables surplombent le reste de l’église grâce à l’aménagement d’une mezzanine spacieuse. De l’autre côté de la Manche, le couple Catherine Butler, restauratrice, et Ahmed Sidki, architecte, s’est embarqué dans une aventure de rénovation d’une ancienne chapelle à Somerset, comté rural du sud-ouest de l’Angleterre. Ce duo d’épicuriens a su travailler autour des fondations rustiques de la chapelle d’origine, comme le montre la présence des poutres en chêne contrastant avec la blancheur immaculée des murs. Nommé At The Chapel, leur établissement réunit un restaurant, des chambres d’hôtes et une boulangerie dans un décor épuré et apaisant. 

L’investissement dans l’immobilier religieux, une route pavée d’or ?

Investir dans le patrimoine religieux peut être un choix judicieux pour les investisseurs fortunés en quête de prestige, de valeurs patrimoniales et de philanthropie. Ces bâtiments historiques, porteurs d’un riche héritage culturel et architectural, sont très prisés des acheteurs de luxe qui cherchent à les restaurer et à les rénover pour leur donner une nouvelle vie, tout en préservant leur histoire. Situés dans des emplacements privilégiés, tels des centres historiques ou des quartiers résidentiels prestigieux, ces bâtiments offrent également une valeur immobilière élevée. Souvent méconnus du grand public, des avantages fiscaux existent pour les investisseurs privés en France lorsqu’ils achètent une église désacralisée. Selon les classements des églises et sous conditions, la loi Malraux permet une réduction d’impôt de 22% à 30% des travaux de rénovation, et la loi Monuments Historiques offre une déduction fiscale de 50% à 100% des dépenses engagées pour la rénovation de l’église. Selon l’avocat Édouard de Lamaze, c’est l’une des raisons qui justifient le manque d’intérêt pour la rénovation des églises rurales : “Les églises de campagnes sont nombreuses et rarement protégées et classées au statut de Monument Historique, ce qui ne les place pas en position favorable face à la demande des investisseurs.” En utilisant ces dispositifs fiscaux, les investisseurs privés peuvent ainsi bénéficier d’une rentabilité plus élevée sur leur investissement tout en participant à la préservation du patrimoine architectural français.


Projet complexe et onéreux, le choix de réhabilitation d’une église est un défi à relever. Le coût de la rénovation dépend de nombreux facteurs tels que l’état initial du bâtiment, la taille de l’église, ou encore la complexité de la restauration et les matériaux utilisés, et peut varier de quelques centaines de milliers d’euros à plusieurs millions d’euros pour les projets les plus ambitieux, sans oublier la nécessité d’une expertise particulière en matière d’architecture, d’ingénierie et de conservation du patrimoine. Mieux vaut alors être armé de patience (et de fonds) avant de s’engager dans cette voie-là. D’un point de vue éthique, la question de la propriété symbolique des habitants se pose lors du rachat d’un édifice religieux. Placée au centre du village, une église rurale représente souvent un symbole fort de l’histoire de la commune, et le rachat par un acteur commercial peut donc être perçu comme un affront par les locaux, même si légalement, l’investisseur a le droit d’acheter et de transformer la propriété comme bon lui semble : à Angers, la boîte de nuit La Chapelle accueille sous ses voûtes des fêtards en quête d’expériences insolites. Loin du luxe d’un hôtel cinq étoiles, une controverse a éclaté dans le département de Meurthe-et-Moselle en 2012 au sujet d’un projet de la chaîne de restauration rapide KFC, qui souhaitait acquérir une église locale pour en faire un restaurant. Confronté à une vive opposition, KFC a finalement pris la sage décision de renoncer à son projet, évitant ainsi de mettre de l’huile sur le feu.