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Korakrit Arunanondchai et Alex Gvoijic, Songs for living, 2021 Vidéo HD monocanal, couleur, son ; 20'53''. Co-commissionnée par Migros Museum für Gegenwartskunst, Zurich et Kunstverein in Hamburg avec le soutien de FACT, Liverpool © Korakrit Arunanondchai 2022 Courtesy de l’artiste Bangkok CityCity Gallery; Carlos/Ishikawa, London; C L E A R I N G, New York / Brussels; and Kukje Gallery, Seoul

L’art en transe à Lafayette Anticipations

Par Justine Sebbag

Jusqu’au 7 mai 2023 se tient à Paris Au-delà, la nouvelle exposition de Lafayette Anticipations, où art et spiritualité se mêlent pour répondre à la crise de sens qui traverse notre époque. Faisant dialoguer œuvres antiques et artistes contemporains, l’événement pose les questions existentielles qui nous taraudent tous : en quoi croyons-nous, que voulons-nous croire et comment donner du sens à tout cela ? Rencontre avec Rebecca Lamarche-Vadel, directrice de la fondation des Galeries Lafayette, et Agnes Gryczkowska, commissaire de l’exposition, afin d’avoir un aperçu de l’univers transcendantal d’Au-delà

CitizenK : Pour commencer, racontez-nous rapidement l’histoire du lieu dans lequel nous nous trouvons…

Rebecca Lamarche-Vadel (directrice de la fondation) : Lafayette Anticipations est une fondation qui a ouvert ses portes il y a cinq ans. Elle s’est donné pour mission de rester ancrée dans le présent, convaincue que les artistes sont indispensables à la vitalité, à la pensée, voire à la santé de notre société. Ainsi, la fondation est totalement au service des artistes, et le bâtiment entier, conçu par Rem Koolhaas, se transforme à chaque nouvelle exposition pour accueillir les œuvres de ces derniers. Chaque exposition se veut au cœur d’une problématique contemporaine. Le but est d’élargir nos perspectives sur ces questions à travers les créations des artistes. 

CitizenK : Quelle est la philosophie de la fondation ? 

Rebecca Lamarche-Vadel : Le but de la fondation est de soutenir les artistes, de soutenir la pensée, de soutenir les publics et d’encourager la rencontre de toutes ces personnes. Elle offre des résidences d’artistes dans ses ateliers pour permettre à ces derniers de produire leurs œuvres et les accompagne de la genèse d’une idée à sa réalisation. Elle propose également une démarche de gratuité, convaincue que l’art est un bien commun, accessible à tous. La fondation se met également au service de la pensée contemporaine en organisant des rencontres et en publiant des catalogues uniques pour chaque exposition. En somme, Lafayette Anticipations est un lieu de création et de réflexion, où l’art et les idées s’entremêlent pour nourrir notre imaginaire collectif.

CitizenK : Que pouvez-vous nous dire sur l’exposition Au-delà, qui vient d’ouvrir ses portes ?

Rebecca Lamarche-Vadel : L’exposition actuelle pose la question : qu’est-ce qui a du sens aujourd’hui ? Qu’est-ce qui nous fait chanter, pleurer, danser, célébrer ? En quoi croyons-nous et que voulons-nous croire ? L’exposition cherche à aborder la profonde crise de sens qui traverse nos vies, ainsi que les différentes formes de spiritualité que les gens cherchent. Elle inclut des œuvres qui se posent ces questions depuis longtemps, comme celles de l’art cycladique datant de 2500 av. J.-C., ainsi que des œuvres contemporaines telles que celles de Bianca Bondi.

CitizenK : Collaborez-vous souvent avec des commissaires externes à la fondation ?

Rebecca Lamarche-Vadel : Oui, chaque année, j’invite un ou une commissaire externe à travailler avec nous. Cela permet de nous enrichir de nouvelles perspectives, de pouvoir évoluer dans un environnement ouvert et sensible. Agnes Gryczkowska (la commissaire invitée pour Au-delà, ndlr) possède un univers très particulier qui s’intéresse à la présence humaine au sein de forces parfois plus vastes, plus fortes ou plus grandes que nous. Elle se pose la question de comment créer une harmonie, ou au contraire une relation complexe avec ces forces. Elle aborde également des questions plus larges telles que « qu’est-ce qui existe au-delà de ce que l’on peut voir ? » Cet au-delà peut être la foi, la spiritualité, des systèmes de croyances, des systèmes économiques tels que le capitalisme ou encore des émotions comme la douleur. Comment peut-on donner une vision, une image et donner du sens à tout cela ?

CitizenK : Pourquoi avoir choisi de réinvestir des rituels et de la magie dans un monde qui semble être en plein effondrement ? 

Agnes Gryczkowska (commissaire de l’exposition Au-delà) : Eh bien, je pense que nous sommes à un moment où nous avons besoin de points d’ancrage qui nous permettent de voir au-delà de la réalité physique du monde. Nous avons besoin de lever le voile qui recouvre notre perception du monde et de trouver refuge en quelque chose de sacré, trouver des langages qui nous permettent de nous réinventer, des façons de penser qui transcendent la « physicalité ». C’est cette idée qui a motivé l’exposition : la nécessité croissante de trouver un sentiment d’appartenance et de connexion dans un monde fragmenté et déconnecté. L’enjeu n’est pas tant de chercher de nouvelles religions, mais plutôt de trouver de nouvelles formes de croyance et d’adoration qui nous transportent vers un ailleurs, vers quelque chose de spécial, de magique ou de sacré. Il semble que le capitalisme soit devenu notre unique perspective, nous privant de la possibilité de nous plonger dans la transe et de savourer des objets qui nous transportent vers des mondes autres. Dès lors, il nous faut découvrir de nouveaux points d’ancrage pour revenir à la réalité physique et renouer avec notre être intérieur. 

CitizenK : Le caractère spirituel de l’art a-t-il été un élément important de réflexion pour cette exposition ?

Agnes Gryczkowska : Oui, le caractère spirituel de l’art a été un élément de réflexion central pour cette exposition. Bien que la spiritualité soit souvent associée à la religion, l’art détient un niveau de spiritualité qui va au-delà de la logique et qui est indescriptible. L’exposition cherche à créer une intensité qui est de l’ordre du ressenti. Elle a également été conçue comme un voyage rituel en soi, avec l’objectif d’atteindre quelque chose de très spirituel. La question de la religion est également intéressante, car la religion peut être vue comme une pratique cérémonielle qui implique de passer du temps avec soi-même et avec son environnement pour réfléchir. Les arts, les rituels et les pratiques cérémonielles appellent à un moment de méditation ou de ralentissement. Enfin, la foi ou la religion pourrait devenir une nouvelle contre-culture, car de plus en plus de choses que nous faisons manquent de spiritualité ou de cette magie en raison de la pression du monde à produire toujours plus rapidement. 

CitizenK : Les œuvres présentées sont extrêmement diverses en termes de médiums, d’origines et d’époques. Comment cette sélection a-t-elle été pensée ? 

Agnes Gryczkowska : Pour moi, il est essentiel d’instaurer un dialogue entre les œuvres dans les expositions collectives. J’ai exploré les pratiques cérémonielles et rituelles de nos ancêtres pour comprendre leur lien avec les pratiques contemporaines, notamment la renaissance de la spiritualité et du désir de revenir à une vie plus proche de la nature. Cette renaissance s’est manifestée par un intérêt pour les langues anciennes et la redécouverte de connaissances permettant de se connecter avec soi-même, la communauté et la terre de manière différente. Les pratiques cérémonielles, rituelles et les œuvres d’art sélectionnées pour l’exposition reflètent qui nous sommes aujourd’hui et pourquoi nous en sommes arrivés là. Des méthodes anciennes y sont explorées afin  de créer quelque chose de nouveau – c’est le cas de l’artiste Bianca Bondi qui a puisé dans l’alchimie et les cérémonies païennes pour l’œuvre Beltane Oracle. L’exposition explore aussi l’idée du paganisme, notamment la multiplicité des dieux et des déesses, l’importance et la puissance de la Terre que l’on devrait chérir et non détruire. Cette vision romantique du retour à un mode vie plus simple est inspirante pour quiconque cherche une connexion entre l’univers, la planète et la vie quotidienne. 

CitizenK : Dans le premier chapitre de l’exposition, il est question de rituels occultes, poétiques et parfois guérisseurs. Comment expliquer que cet intérêt perdure au fil du temps ?

Agnes Gryczkowska : L’intérêt pour ces rituels persiste au fil du temps car ils offrent des univers mystiques et alternatifs à notre réalité, nourrissant ainsi notre imagination et nous aidant à faire face à la morosité quotidienne. Dans les moments de crise collective, comme nous en avons vécu récemment, les gens cherchent des moyens pour faire face et s’échapper de la situation. Il y a une tendance chez certaines personnes à dépenser de l’argent dans des biens de luxe, car elles pensent qu’il n’y aura peut-être pas de lendemain ou qu’elles ne pourront jamais économiser suffisamment pour acheter une maison. Ça peut être observé comme un mécanisme de lutte face à la réalité actuelle. 

CitizenK : Le deuxième chapitre de l’exposition s’intéresse au caractère cyclique de l’existence. Est-ce qu’il vous semblait important de faire se côtoyer le passé, le présent et le futur ? 

Agnes Gryczkowska : En effet, le deuxième chapitre traite de la nature cyclique de l’existence mais également de la mise en perspective de la vie et de la mort autour de l’idée de transcendance. Pour aborder cela, il était important de souligner  la non-linéarité du temps et l’étirement de celui-ci dans des directions différentes. Les œuvres présentées dans ce chapitre, telles que la stèle punique d’El Hofra prêtée par le musée du Louvre, abordent l’idée de la mort comme un rite de passage. Contrairement aux croyances de notre société actuelle, les peuples anciens croyaient en une mort honorable pour leurs dieux et déesses. Les rituels font partie intégrante des rites de passage, et pas seulement dans le cas de la vie et de la mort, mais aussi pour passer d’une étape à une autre, comme l’adolescence ou le mariage. Ainsi, il était crucial de souligner cette idée de transcendance en rassemblant le passé, le présent et le futur dans ce chapitre. 

CitizenK : Avez-vous délibérément choisi de terminer sur une note optimiste en célébrant la renaissance et les métamorphoses dans le troisième et dernier chapitre de l’exposition ? 

Agnes Gryczkowska : Oui, le choix de conclure sur une note positive était intentionnel. Ce troisième chapitre fonctionne comme un voyage rituel, et après un deuxième chapitre lourd et sombre, vous êtes transporté dans un espace plus aéré et léger au dernier étage. La vidéo Songs for Living de Korakrit Arunanondchai et Alex Gvojic représente la reconnexion avec les âmes ancestrales et la recherche d’une nouvelle conscience collective, tandis que les peintures d’Alicia Adamerovich évoquent la psyché et les esprits.

CitizenK : Ne trouvez-vous pas qu’il y a un retour vers l’art transcendantal, en particulier dans la peinture?

Agnes Gryczkowska : Si, je pense qu’il y a une renaissance de l’abstraction transcendantale, avec des peintres dans le style de Rothko mais plus minimalistes, cherchant à capturer l’insaisissable. Ça pourrait être une réponse au sentiment que tout va mal. Je pense que le réalisme suivra probablement. 

CitizenK : Nous assistons déjà au grand retour de l’art figuratif. Est-ce que cela ne domine pas les expositions ? 

Agnes Gryczkowska : C’est vrai, il y a aussi une mise en valeur de la compétence et de l’artisanat, ce qui est très agréable à voir. Cela nécessite une grande habileté de peindre de cette façon. Il serait intéressant de mettre les œuvres contemporaines en perspective avec de vieilles peintures. J’ai également cette étrange sensation que le cubisme reviendra, mais plus riche en textures et presque plus naïf dans le style. C’est intéressant de prédire les tendances en peinture aujourd’hui !