Précieux, noblesse oblige. Forcément d’une qualité hors pair. Doté d’un terroir prestigieux, tant qu’à faire… En parfumerie, l’ingrédient naturel tient souvent lieu d’argument de vente. Ce “matérialisme” marque-t-il une butée du discours olfactif ? De quoi le fétiche du naturel est-il le symptôme ?
Je l’ai constaté : si on n’a pas les mots, les gens sont perdus, mais perdus ! Il m’est arrivé, agacée, de poser le parfum sur la table, de laisser passer les mouillettes et de ne rien dire. Tout le monde se regardait, se demandait ce que c’était. Et puis alors, comme ils ne savaient pas quoi dire, ils parlaient des “matières”, se souvenait jadis Serge Lutens dans une interview. Le créateur ferait-il du Wittgenstein sans le savoir ? Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire, écrivait en 1921 le philosophe autrichien, qui n’avait clairement jamais eu affaire à un communicant. Le mutisme n’étant pas une option dans la présentation de cette marchandise immatérielle qu’est le parfum, on peut néanmoins s’interroger sur l’essor du “matérialisme” qui domine aujourd’hui pour bonne part l’imaginaire de l’industrie. Alors que c’est précisément en prenant le contrepied de la naturalité que la parfumerie moderne s’est fondée. Apogée de l’esthétique moderniste, Chanel No 5, objet d’un seul tenant, lisse les aspérités de tous ses matériaux. Gabrielle Chanel, elle-même, insiste sur son côté “artificiel comme une robe, c’est-à-dire fabriqué”. À ce titre, on pourrait le comparer à cet autre fleuron du luxe à la française, la haute cuisine : “Transformer le plat en un pur signe abstrait, en une opération d’appropriation de la production naturelle, rapprochée autant que possible de celle des usines et des ateliers, tel est le grand principe d’un imaginaire bourgeois obsédé par l’homogène, et pour qui le nappage, le lustrage et l’enrobage des aliments correspond au ‘fini’ de l’objet industriel”, écrivait Nicolas Bourriaud dans Cookbook, l’art et le processus culinaire (Beaux-Arts de Paris, 2013). Forme imposée à la matière, la parfumerie moderne, comme la cuisine bourgeoise, réaffirme ainsi le principe fondamental de la pensée occidentale : la suprématie de la culture sur la nature.
*Cet article est issu de notre numéro d’Automne 2024. Pour ne manquer aucun numéro, vous pouvez également vous abonner.*