Pinceau en main, face à sa toile, Johanna Tordjman accomplit un travail trop souvent négligé : rendre hommage aux parcours de vie de celles et ceux qui ont tout quitté pour venir en France, dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure. En réhabilitant les récits de ces personnes souvent oubliées, la peintre immortalise leurs souvenirs, leurs visages et ceux de leurs enfants. Elle élève ainsi des histoires intimes, murmurées au sein des familles, au rang d’œuvres d’art.
Pourquoi avoir choisi de parler d’immigration en peinture ?
La peinture, c’est vraiment mon médium de prédilection. C’est par elle que je fais passer des messages, que je raconte des histoires. L’immigration, c’est une facette parmi d’autres de ce que j’aborde dans mon travail — l’héritage, l’exil, la transmission. Donc c’est venu tout naturellement.
Je ne me suis pas demandé si c’était un sujet nouveau en peinture. Il l’a probablement déjà été traité ailleurs. Mais dans les faits, on entend souvent parler d’immigration de manière négative — “on n’en veut pas”. À travers ma dernière exposition Octobre61, mais aussi les précédentes et l’ensemble de mon travail, j’ai cette volonté de montrer des gens qui nous ressemblent, dans leur réalité. L’idée, c’est de célébrer cet héritage, plutôt que de le blâmer.
Peux-tu nous parler de l’histoire de cette exposition ?
Ma dernière exposition, présentée à la galerie Oddity Paris du 27 février au 2 mars 2025, s’intitule Octobre61. Elle fait référence à la date d’arrivée de mes grands-parents en France depuis l’Algérie, par bateau. Avant cela, j’avais déjà créé une autre exposition, 25h01, qui abordait des thèmes similaires, avec un titre évoquant la durée de la traversée.
Les dates ont été le point de départ. J’ai choisi de représenter des parcours allant jusqu’à la fin des années 1990, afin de montrer les différentes vagues d’immigration qu’a connues la France. L’idée était de les célébrer et de mettre en lumière la transmission qu’elles ont engendrée : ce chemin parcouru par nos aïeux, nous n’avons plus besoin de le refaire aujourd’hui, et c’est aussi pour cela que nous vivons plus librement.
Tu te définis comme une storyteller. Quelle est l’importance de raconter deshistoires en peinture pour toi ?
J’ai toujours aimé raconter des histoires. Depuis toujours, je suis passionnée par les autres. Et à travers eux, je me raconte aussi beaucoup. Souvent, mes sujets prennent racine dans l’histoire de ma grand-mère, de mes grands-parents. Dans notre histoire, en fait.
Leurs récits me permettent aussi de contourner une forme de pudeur — qu’elle soit familiale, culturelle ou personnelle. C’est un levier qui m’a semblé évident. Pas forcément facile, mais accessible. Parce que les histoires que je cherche à mettre en lumière sont souvent imbriquées dans d’autres, parfois lourdes. Mais je trouve essentiel de les raconter.
J’ai fait le choix de ne pas faire de la décoration. Dans la peinture, on trouve beaucoup de choses. Parfois, on a envie d’accrocher une toile parce qu’elle se marie bien avec notre intérieur. Moi, j’ai sans doute un gros ego, et j’ai envie que mon travail reste, qu’il dure, qu’il soit le témoin de ma génération. De cette histoire que j’ai la chance de traverser et que je veux transmettre à mon tour.
Tu collabores aussi avec des marques de mode. Comment gardes-tu ton authenticité artistique dans un cadre plus commercial ?
Je ne ferais jamais quelque chose qui dénature mon travail. Chaque collaboration que j’accepte porte du sens. Par exemple, avec 3 Paradis, il y avait une vraie résonance entre le message porté par Emeric Tchatchou, son fondateur, et le mien. C’est ce qui a fait qu’on s’est “matchés” et qu’on a eu envie de raconter une histoire commune.
La collection parlait des Third Culture Kids, ces personnes qui naviguent entre trois cultures. Lui, avec ses origines camerounaises, né en France et ayant grandi en Amérique du Nord. Moi, issue d’une famille nord-africaine, ayant grandi ici et avec des racines aussi en Californie. On se retrouve dans ces identités multiples, et c’est ce qu’on voulait célébrer ensemble.
Artiste : Johanna Tordjman
Journaliste : Zoé Térouinard
Vidéaste : Ervin Chavanne