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BEST (Indeterminate Face) Building, BEST Products Company, Inc. (Houston, Texas, 1974). Project by SITE

James Wines, l’architecte magicien du trompe-l’œil

Par Richard Rose

Véritable magicien du désastre en trompe-l’œil, l’architecte James Wines a relancé le romantisme des ruines au milieu des parkings de supermarché.

Le fondateur d’une enseigne de la grande distribution qui laisse carte blanche à un architecte d’avant-garde pour dessiner ses hypermarchés, voilà qui laisse rêveur. Et pourtant, c’est arrivé aux États-Unis dans les années 1970. En concevant une série de magasins phares pour la chaîne BEST, James Wines est devenu une sorte d’anomalie dans le paysage de l’architecture mondiale. Ses constructions de briques aux murs fissurés, effondrés ou semblables à d’étranges jardins d’hiver ont acquis un statut légendaire dans le design commercial avant de contaminer les encyclopédies d’architecture. En un sombre écho aux ruines actuelles des centre commerciaux ukrainiens bombardés par l’armée russe, Wines anticipait aussi l’apocalypse actuelle de la vente au détail écrasée par la révolution numérique et le commerce en ligne. Alors ce créateur visionnaire dans l’architecture verte est-il un exemple à suivre pour un jeune ambitieux ? Toujours bon pied bon œil à 90 ans, il répond avec cet humour si peu répandu dans sa profession : “Dans l’ensemble, mon choix de carrière fut à haut risque et déconseillé à toute personne visant la sécurité de l’emploi !” 

​​UN “ÉTRON SUR LA PLACE”

Né à Oak Park, James Wines a passé son adolescence dans ce quartier de Chicago connu pour ses demeures édifiées par Frank Lloyd Wright. Fils d’un ingénieur, il commencera très jeune à aider son père sur des maisons de vacances dans le nord du lac Michigan. À l’école d’art de l’Université de Syracuse, il s’oriente vers la sculpture, puis déménage en Italie où il passe près de dix ans. Se qualifiant de sculpteur néo-constructiviste, il expose aussi bien à Rome qu’à la Marlborough Gallery à New York. Ses assemblages architecturaux de béton et d’acier contribuent à lancer sa carrière dans l’art public. De retour aux États-Unis à la fin des années 1960 et malgré un carnet de commandes bien garni, il souhaite échapper au “cube blanc” des galeries et des expositions. Il raille également l’art public moderne qu’il qualifie de “Plop Art” et, de manière plus explicite, il forge une expression pour nommer ces œuvres posées aléatoirement dans le paysage urbain entre deux tours de verre : “Turd in the plaza”, pouvant se traduire par “étron sur la place”. Le grand théoricien de l’architecture Frederick Kiesler deviendra alors pour lui ce véritable mentor qui l’oriente définitivement vers l’architecture expérimentale.

En 1970, Wines fonde la société SITE (Sculpture In The Environment) et va s’employer à brouiller les frontières programmatiques entre ces disciplines. À la fois bureau d’études et atelier d’art environnemental, l’agence est basée sur Greene Street à SoHo, là où fourmillent les artistes “anti-galerie” qui avaient pris la décision de se libérer des vitrines conventionnelles et de déplacer leurs visions dans les rues ou les paysages. Lié au mouvement italien du Radical Design et au Land Art, Wines a pour dessein de briser les règles du modernisme froid par une approche moins figée et très critique de l’esthétique contemporaine. Bien qu’il ne soit pas agréé comme architecte — comme Wright, Mies van der Rohe, Le Corbusier, Tadao Andō, pour ne citer qu’eux —, Wines développe une recherche qui questionne l’architecture dans son espace environnant, ouvrant la voie à une interaction entre l’art, la technologie et la nature. Et c’est à la porte de cette agence quelque peu déviante que les dirigeants de BEST viennent frapper pour édifier de nouveaux centres commerciaux.

L’HUMOUR D’UN BÂTIMENT

Sydney et Frances Lewis ont fait naître cette chaîne de magasins de vente au détail en 1957 à Richmond, en Virginie. Dans le milieu de la grande distribution, Sydney conservera un profil résolument atypique. Cet ancien avocat formé à la Harvard Business School était devenu mécène et collectionneur d’art. Une légende évoquait même un système de troc avec de jeunes artistes new-yorkais qui pouvaient échanger de l’art contre des articles du catalogue BEST Products. Avec ou sans troc, ce grand épicier avait déjà acquis des œuvres de Wines à la Marlborough Gallery dès le début des années 1960. Et c’est ainsi que les Lewis vont passer un contrat avec SITE pour concevoir neuf centres commerciaux très peu orthodoxes. “Nous avons commencé par nous moquer de ces bâtiments ennuyeux et banals, se remémore Wines, ces boîtes de vente au détail hors de la ville par défaut, plantées au centre d’une mer de goudron.” L’idée majeure restera de placer l’art là où l’on s’attend le moins à le trouver. Et donc, pourquoi pas au milieu d’un parking de banlieue. Face à une corporation qu’il juge souvent trop sérieuse et conservatrice, cet admirateur de Samuel Beckett s’interroge : “Pourquoi un bâtiment ne peut-il pas avoir d’humour ? Un bâtiment ne pourrait-il pas rire de lui-même, de la même manière qu’Elvis ou Liberace ne se sont jamais pris trop au sérieux en musique ?” Le premier magasin sort de terre à Houston, au Texas, en 1972. Il s’agit d’une structure ironiquement intitulée “Indeterminate Facade”. “J’ai toujours aimé voir l’architecture se construire ou se démolir, note Wines, les bâtiments en cours sont beaucoup plus intéressants que lorsqu’ils sont terminés, alors pourquoi ne pas arrêter un bâtiment entre la construction et la démolition.” La façade sera constituée d’un mur partiellement détruit avec un trou soufflé par une force imaginaire libérant une cascade de briques coulant du toit. Son inspiration fut à la croisée des dessins fantastiques de Joseph Gandy représentant les ruines de la Banque d’Angleterre édifiée par John Soane et des films de zombies situés dans des banlieues américaines hantées de morts-vivants. Ce bâtiment reproduit dans la presse du monde entier va propulser sa renommée internationale, mais aussi ruiner sa réputation parmi les architectes traditionnels.

DÉCOR DE FILM CATASTROPHE

On retrouvera le même climat apocalyptique avec le magasin de Towson dans le Maryland où toute la façade semblait se soulever, comme arrachée par un ouragan. “C’est la revanche de la nature !”, tonne son créateur. Un hypermarché en pièces détachées édifié en Floride semble lui aussi frappé par un séisme ou un bombardement. Celui de Sacramento offre quatre murs de briques sans aucune entrée, mais avec un coin qui se détache de l’ensemble pour laisser passer les clients. Le dernier magasin avec ses façades de briques inachevées qui suspendent l’acte de construction prendra place à Milwaukee en 1984. L’étrange bâtiment joue avec les concepts d’intérieur et d’extérieur en présentant une vue en coupe où certains produits factices se retrouvent à l’air libre. On retrouvera chez Wines cette même autodérision de film catastrophe avec le parking fantôme d’un centre commercial de Hamden dans le Connecticut. Le “Ghost Parking Lot” permettait de discerner les formes grumeleuses des automobiles sous une couverture gluante d’asphalte gris-noir. Plus grandiose encore, le “BEST Parking Lost Building” devait camoufler une grande surface sous une couche de goudron. Mais ce projet, sans doute le plus ambitieux de Wines, est resté à l’état de maquette. Annonciateur de l’architecture verte, le magasin BEST le plus populaire fut le ”Forest Building” édifié à Richmond, en Virginie, en 1978. Au début du projet, les autorités locales se sont opposées à un projet commercial détruisant la forêt présente dans la zone du site. Wines s’est alors souvenu, quand il était enfant, de sa mère évoquant un bâtiment où la forêt environnante s’était glissée à l’intérieur jusqu’à engloutir l’édifice. Il a donc proposé de conserver la plupart des grands chênes et de construire le bâtiment autour, faisant de lui l’un des premiers partisans de l’environnementalisme. La forêt donnait l’illusion de pousser à l’intérieur de la structure manquante. Avec cette expérience de serre post-apocalyptique, le site offrait encore aux acheteurs cette “revanche de la nature”. Peu à peu, les clients du magasin ont commencé à pique-niquer dans les jardins après avoir fait leurs courses. Durant cette pause, ils se rappelaient souvent avoir oublié d’acheter quelque chose et retournaient dans le magasin pour faire d’autres achats. Ce bâtiment si singulier est ainsi devenu le plus rentable de l’histoire de la chaîne BEST. Il sera aussi le dernier à rester debout, car tous les autres hypermarchés de SITE ont été successivement démolis après la liquidation de BEST en 1998 et la fermeture de ses magasins. L’ancien supermarché sera finalement acheté par l’Église presbytérienne et James Wines s’est étonné que ses nouveaux occupants si vertueux abattent les arbres du terrarium afin de paver l’espace, anéantissant tout le charme de son projet.

UN RESTAURANT CHAPELLE À LAS VEGAS

On peut également regretter que le musée d’Art moderne de Francfort reste à l’état de projet. En 1983, James Wines avait incorporé dans ses plans la partie d’un bâtiment bombardé durant la Seconde Guerre mondiale offrant à la vue un spectaculaire pan déchiré, telle une résonance aux ruines de Beyrouth causées par la guerre du Liban. À la même époque, l’architecte provocateur va concevoir les boutiques du pionnier de la “street couture” Willi Smith. Sa collaboration fructueuse avec la mode s’est prolongée jusqu’à nos jours au côté de Virgil Abloh pour la griffe Off-White. Dans un centre commercial de Gwanggyo, en Corée du Sud, il a presque réussi à faire disparaître une devanture de magasin au point de la rendre anti-Instagramable ! Le créateur foisonnant a aussi conçu des décors pour des émissions de MTV avec des rockers aux coiffures de caniche, un restaurant “Denny’s” à Las Vegas avec sa chapelle pour célébrer les mariages, la série de luminaires “Light Bulb” pour Foscarini, le Pavillon de l’Arabie saoudite pour l’Exposition universelle de Séville. Sans oublier le projet “Highrise Homes” qui met en œuvre une conception radicalement novatrice de l’intégration de la nature à l’habitat. Rien n’a pu faire taire le théoricien et critique qui démontre régulièrement que l’architecture verte et ses murs de verdure sont les moins écologiques du monde. Toujours occupé à dessiner, enseigner ou exposer, James Wines demeure habité par le même constat : “Je pense que c’est une bande de machos sous-doués qui a construit ce monde !”