L’artiste japonaise Rina Sawayama a fait de son exil en Angleterre la matière de sa pop au parfum occidental. Son dernier opus le confirme.
Attention, une robe peut en cacher une autre. Bien évidemment, celle portée par Rina Sawayama sur la pochette de son deuxième album, Hold the Girl, ne sort pas de nulle part. Avec sa forme ovale, elle jette discrètement mais sûrement des clins d’œil à la combinaison en vinyle noir dessinée en 1973 par le designer japonais Kansai Yamamoto pour le chanteur britannique David Bowie dans l’ultime phase de mutation qui allait hisser la jeune star de la chanson au rang absolu d’icône pop. Trois ans avant de débrider la société en annonçant sa bisexualité lors d’une interview donnée au magazine Playboy, l’artiste aux multiples visages posait le plus essentiel en s’affichant sur un fond écarlate dans cette tenue inspirée par le théâtre kabuki où, rappelons-le pour les esprits distraits, les rôles féminins sont endossés par des hommes. Quarante-neuf ans plus tard, la chanteuse Rina Sawayama, née le 16 août 1990 à Niigata, sur l’île de Honshū, reprend, depuis son exil à Londres, le dialogue entamé par le chanteur britannique et le styliste japonais à l’orée d’une légende qui n’a cessé de scintiller dans notre imaginaire culturel.
Quoiqu’elle ne cite jamais David Bowie en référence, lui préférant Madonna pour modèle, son propos s’instille continuellement en elle. À l’instar de Bowie, Rina Sawayama interroge, à travers les frontières mouvantes de la sexualité, les possibilités infinies de se créer un territoire propre par des identités multiples et contradictoires. À la fois éponge et caméléon, la chanteuse et mannequin prônant la pansexualité ne se refuse à aucun genre musical dans les douze nouveaux titres de son album. Jusqu’à l’avènement de cette jeune artiste révélée en plein confinement planétaire, on ne savait pas que l’on pouvait à la fois embrasser le metal et la pop bubble-gum dans un même morceau. Ayant ajouté la country à un éventail balayant toutes les facettes de la pop music occidentale, la star en herbe fait une offre alléchante à l’industrie musicale en s’affichant de manière désinhibée sur le dancefloor. Le marché est désormais entre ses mains. Acceptera-t-elle que la prochaine Madonna ait poussé son premier cri au pays du Soleil-Levant ? Pour une partie du public, c’est une évidence déjà acquise à écouter le titre “The Hell” où, sur un riff de guitare à faire se pâmer les fans de Van Halen, la chanteuse ouvre la boîte de Pandore. Rien n’est laissé au hasard dans ce concentré de ce que la pop music a pu produire de plus irrésistible depuis les années 1980, les synthés de “Beat It” (Michael Jackson) posés sur la robe de mariée de “Like a Virgin” (Madonna), le tout rappelant que les paillettes peuvent s’accommoder d’une paire de santiags quand il s’agit de roder son parquet (verni). Qu’on se le tienne pour dit : avec cet album, Rina Sawayama compte bien prendre sa revanche.
Dans son premier album, elle chantait déjà sa volonté de revanche sociale avec la chanson “Comme des garçons”. C’est bien la seule fois où cette chanteuse qui avoue n’en avoir jamais parlé sinon a évoqué la présence d’un homme dans une de ses chansons. “J’ai vécu dans la même chambre que ma mère jusqu’à l’âge de 15 ans et elle a toujours occupé une place importante dans ma vie”, confie celle dont la question du père a été évacuée à l’adolescence. Quelques années après avoir quitté le Japon pour s’installer en Angleterre, ses parents divorcent. Élevée par sa mère, la petite voit sa mère trimer. “Nos relations ont été conflictuelles quand j’étais plus jeune, poursuit-elle. Je ne l’appréciais pas toujours, de même que je lui en voulais de vouloir concilier plusieurs emplois pour subvenir à nos besoins. Je la voyais se coucher à 22 heures et se réveiller à 2 heures du matin pour aller bosser et elle trouvait quand même le temps de me préparer un joli déjeuner pour l’école. Je sais aujourd’hui ce que je lui dois : mon éthique de travail.”
Tout en s’essayant au rap avec le groupe Lazzy Lion, Rina Sawayama traîne sur les bancs de Cambridge où, après avoir étudié la sociologie et la psychologie, elle finit diplômée en sciences politiques. “La musique a toujours occupé une place importante dans ma vie. Quand j’étais adolescente, il m’arrivait de partir seule voir des spectacles à Paris. Je me souviens que la pop m’obsédait littéralement. Je ne ratais rien de l’actualité dans les charts. Même si je savais que je ne voulais pas être banquière quand je suis sortie de Cambridge, il m’a fallu un long temps de gestation durant ma vingtaine pour en être sûre. C’était l’époque où j’enchaînais les petits boulots, de prothésiste ongulaire à mannequin. Je pense que le fait d’avoir connu des emplois et des carrières plus traditionnels m’a vraiment influencée et m’a donné une perspective différente.” Sa rencontre avec le producteur Clarence Clarity va lui mettre le pied à l’étranger. Après un premier EP en 2017, elle publie enfin son premier album trois ans plus tard.
La mannequin qui pose pour Versace, défile pour Balmain et s’affiche au premier rang des fashion weeks dans des tenues délirantes vient de taper dans l’œil d’Elton John. Le chanteur annobli par la Reine ne cesse de dire tout le bien qu’il pense de la jeune artiste, citant son premier album en référence pour l’année 2020. Il s’insurge même publiquement quand les cérémonies du Mercury Prize et des Brit Awards la rayent de leurs listes car elle ne possède pas — malgré vingt-cinq années de résidence — la nationalité britannique. Avec la chanteuse de country Kacey Musgraves aux quatre Grammy Awards, le soutien d’Elton John, avec lequel elle finira par enregistrer le duo “Chosen Family”, est inestimable. Suite à la déferlante du hashtag #SawayamaIsBritish, l’association British Phonographic Industry (BPI) acceptera de modifier les règles pour que tous les artistes vivant en Angleterre depuis cinq ans puissent concourir à ces prix prestigieux. Le 1er août 2020, Elton John s’en réjouira à travers un nouveau message sur Twitter : “Ses talents ont été façonnés par un mélange interculturel d’influences musicales, et la Grande-Bretagne est un endroit plus riche grâce à sa création musicale. Nous devons reconnaître les artistes comme Rina parce qu’ils reflètent la magnifique diversité du monde que nous partageons.”
Désormais prise en main par Stuart Price, auquel on doit l’al- bum de Madonna Confessions on a Dance Floor (2005) et d’autres pépites pour sa concurrente Kylie Minogue, Rina Sawayama a les coudées franches pour partir à l’assaut des charts. Il lui restera à explorer le sens qu’elle a voulu donner au titre de son album. “Hold the Girl vient d’une chanson que j’ai écrite après une séance de thérapie au cours de laquelle j’ai enfin compris l’attention que je devais porter à l’enfant que j’avais été pour me réconcilier avec moi-même. Je suis entrée en studio emplie de cette émotion”, nous explique-t-elle. La fille, c’était la gamine qui, à 5 ans, quittait à jamais le Japon. On ne sait quelles musiques l’ont bercée alors.
RINA SAWAYAMA, HOLD THE GIRL, Dirty Hit, sortie le 16 septembre.