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CitizenK_Marie Mohanna

FRIVOLES DÉESSES

Par LUCIEN D’AZAY Illustration MARIE MOHANNA

Le polythéisme embrasse les beaux élans du féminisme et de l’écologie. Plaidoyer pour une séparation des tâches divines.

Les confessions monothéistes sont souvent phallocratiques. Dieu est viril, et tels doivent être ses porte-paroles, ses chantres, ses coryphées. La présence des femmes dans la plupart des hauts clergés abrahamiques est presque aussi récente qu’à l’Académie française. Là non plus, on ne les a pas accueillies à bras ouverts ni à l’unanimité : les rituels, les exégèses et autres supervisions spirituelles, jusqu’aux prières, ont été, depuis la fondation de ces cultes, l’apanage des hommes. Les pastoresses, les rabbines, les imames et les muftias ne sont pas légion ; on a ordonné la première prêtresse zoroastrienne (mobedyar) en Iran en 2009.

“Prêtresse” est d’ailleurs un terme réservé, aujourd’hui encore, aux cultes non monothéistes, qu’ils passent pour païens ou ésotériques. Quant au “genre” des préposés aux fonctions sacrées, les polythéistes sont larges d’esprit sur ce point quand ils tirent profit de la sensualité féminine pour convertir les sympathisants en néophytes enclins au prosélytisme. La sexualité n’est pas forcément bannie de la liturgie, quelles que soient les divinités. Et parfois même de manière paradoxale, sinon paroxysmique. Qu’on songe aux pythies, aux sibylles et aux vestales dont les noms seuls tiennent du fantasme : leur astreinte à la chasteté ne les rendait que plus excitantes. Pour rameuter les ouailles, les ecclésiastiques tablaient sur le glamorous sex appeal de ces vierges mystiques.

La panoplie a du reste son importance. La gamme de dieux et de déesses qu’offre tout polythéisme tient du mégastore où l’on est grisé, en matière de tenues et d’accessoires, par la variété, le prêt-à-porter, l’embarras du choix : Au Bonheur des dames. Tuniques et toges sont de mise, comme tous les vêtements amples et décontractés, kaftans, kimonos, djellabas, robes longues, pantalons à pattes d’éléphant, et ces tissus simples et souples que privilégiaient les hippies, coton léger, tulle, soie, rayonne, popeline, mousseline, etc. L’esprit de tolérance vestimentaire des polythéistes contribue à leur succès. Il n’interdit ni la coquetterie ni même l’indécence — non pas précisément le nu, mais le “troussé”, comme disait Diderot.

UN MATRIARCAT REDOUTABLE

La wicca, religion syncrétique et éclectique (les divinités universelles sont les bienvenues dans son panthéon), sans hiérarchie préétablie, fournit aussi aux femmes l’occasion de retourner à leur avantage l’accusation de sorcellerie dont elles furent jadis victimes. Au sein de ce mouvement néo-païen, scandé par des réunions (covens) et des fêtes (esbats), elles se prévalent de pouvoirs magiques qui affirment leur autonomie contre les monothéismes phallocratiques. Des rituels d’invocation lunaire, entre autres cérémonies d’initiation dignes des Mystères d’Éleusis, sont parfois assortis de chorégraphies à la Isadora Duncan. Sous le signe d’Hécate, la femme-lune qui concocte des philtres, comme l’ensorceleuse Médée, aspire à un matriarcat redoutable ; elle recourt à la séduction, non plus à ses dépens, mais pour tenir les hommes au bout d’une laisse qui musèle leur désir : qu’on songe, pour s’en faire une idée, à la fameuse scène de Basic Instinct où Sharon Stone, moulée dans une somptueuse robe blanche, mais sans culotte, croise et décroise ses longues jambes devant un jury d’hommes, dont elle déjoue les pulsions inquisitrices. Les wiccanes se rallient à des déesses antiques — Cybèle, Vénus ou Diane — au nom d’une idéologie qui se réclame aussi bien des druides et des chamanes que du féminisme, de l’écologisme, de la contreculture hippie et du New Age.

Inspiré par l’Égypte antique, le khémitisme (khemet, “terre noire”, c’est-à-dire fertile, en égyptien), autre culte néopaïen, s’en remet aux divinités égyptiennes, à commencer par Heka, dieu de la puissance magique, et Isis, qui symbolise l’énergie surnaturelle féminine, véhiculée par l’eau, la nuit et les phases lunaires. La prêtresse, experte en rituels divinatoires, est d’autant plus attrayante que convergent en elle des fantasmes érotiques, exotiques et ésotériques. Elle anoblit et magnifie une figure plus populaire, héritière des haruspices étrusques : la cartomancienne, diseuse de bonne aventure ou astrologue qui happe l’attention des âmes inquiètes avec ses tarots et ses horoscopes.

Ces rites magiques dérivent, au fond, d’une même aspiration à la connaissance et à la mise en pratique de “recettes” idéales, comme celle de la pierre philosophale pour les alchimistes. Leur prestige repose sur une ambivalence qu’illustre bien le mot grec pharmakon, signifiant à la fois “remède” et “poison”. Les ferventes du polythéisme peuvent ainsi prendre une belle et subtile revanche sur la marginalisation sociale des femmes, jadis propice aux cultes et aux codes clandestins, comme le nüshu, un système d’écriture inventé par les Chinoises et pour elles exclusivement. Une habileté à la conversion et à la mise en scène qui érige les fées en puissance en sorcières bien-aimées.