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FORT INTÉRIEUR

Par RICHARD ROSE Photos, ALEXANDRE TABASTE

Depuis 702 ans, la même famille girondine habite ce château des illusions. Le chef-d’œuvre domestique d’Eugène Viollet-le-Duc.

“C’est le château subliminal, celui que l’enfant dessine ou va faire avec sa pelle et son seau”, nous énonce le maître du château de Roquetaillade, Sébastien de Baritault du Carpia, en pointant la forteresse flanquée de ses six tours rondes. Et quand on y pense, malgré l’exquise pureté de son galbe, il fallait quand même un sacré culot aux ancêtres de l’actuel propriétaire pour oser déranger Eugène Viollet-le-Duc. Il y a cent cinquante ans, l’homme était déjà le restaurateur des cathédrales de Notre-Dame de Paris, Reims, Chartres et de la cité de Carcassonne. En entamant la restauration du château de Pierrefonds pour le compte de Napoléon III, il était l’architecte le plus occupé de France. Mais au milieu du XIXe siècle, les anciens habitants de Roquetaillade, le marquis de Mauvesin et son épouse, étaient déterminés à “vivre un rêve médiéval, capable de compléter jusqu’au moindre détail le décor de leurs illusions”, pour reprendre les mots de l’esthète Philippe Jullian. Quant à Viollet-le-Duc, avec ce fabuleux chantier privé, il allait enfin pouvoir mettre en pratique ses talents de décorateur et imposer sans retenue sa dictature de style.

MERCI MON PAPE

Selon une légende locale, Charlemagne fut le premier hôte d’honneur de cet éperon rocheux. Il y aurait construit une motte fortifiée en bois, afin de regrouper son armée pour atteindre les Pyrénées au côté de son neveu Roland. Un château en pierre suivra avant la construction du “château neuf” en 1306 par le cardinal Gaillard de La Motte, cet héritier de seigneurs se livrant occasionnellement au pillage de bétail. La nouvelle forteresse est largement redevable à l’oncle de ce dernier, qui venait d’être élu pape sous le nom de Clément V. Le nouveau souverain pontife va ainsi gratifier ses cinq neveux de cinq citadelles qu’on appelle les châteaux clémentins. Il laissera également son nom dans L’Enfer de Dante qui le méprisait pour son avidité et sa dégoulinante servilité au roi Philippe le Bel. La fringale de richesses de ce pape aura si peu de limites que, malade des intestins, ses “physiciens” eurent l’idée de soulager son calvaire en lui faisant ingérer des émeraudes pilées. Dans les siècles suivants, le château de Roquetaillade sera plutôt épargné. Richelieu l’oublie dans sa série de démantèlements. Durant la Révolution, les démolisseurs envoyés par le terrible Jean-Lambert Tallien n’amputèrent qu’un bout de donjon, ces homme devenus inopérants après la visite approfondie de la cave à vins. Si bien que la forteresse est quasi intacte à l’arrivée de Viollet-le-Duc en l’an de grâce 1860. 

Les rentes colossales que le marquis de Mauvesin venait d’engorger grâce à ses terres viticoles du Médoc allaient servir à financer le chantier. Dans sa mirifique relecture des temps médiévaux, Viollet-le-Duc envoie de Paris ses meilleurs artisans pour ces percées quadrilobées, ces merlons montés sur parapets, ces mâchicoulis avec couronnement de pinacles et la remise en marche du pont-levis. Ou encore ces tailles de pierre en forme de cygne, chauve-souris, coq à queue de poisson ou basilic, bestiole si chère aux lecteurs d’Harry Potter. Des gargouilles rappellent Notre-Dame et le grand escalier un projet refusé pour l’Opéra de Paris. Grâce à ses intérieurs, le château de Roquetaillade demeure le seul ouvrage de restauration entièrement achevé par Viollet-le-Duc. On y retrouve cette liberté aux entrelacs et aux floraisons héraldiques qui ne vont pas tarder à inspirer Horta, Guimard ou Gaudí. Dans la salle à manger, l’artiste dessine le mobilier et adapte le Moyen Âge au confort moderne. Les chaises sont douillettement rembourrées et munies de roulettes pour faciliter leur déplacement. Durant l’occupation allemande, ce mobilier extravagant échappe au pillage grâce au caractère bien trempé de la baronne de Moncheuil, dite Tante Marthe. Au moment où les soldats allemands tentèrent de s’emparer de la grande table, l’imposante baronne s’est allongée dessus en s’exclamant : “Si vous voulez prendre la table, vous me prenez avec !” Les militaires jaugèrent avec effroi le physique de la dissidente avant d’abandonner leur butin.

UN RUINEUX CHANTIER

Le style trouvère de Viollet-le-Duc trouve son apothéose dans la chambre rose. Au sommet des lits à baldaquin, ornés du “chiffre” des Galard et des Mauvesin, des crosses papales rappellent le sulfureux aïeul. Des plafonds aux motifs triangulaires ou hexagonaux combinés en forme d’étoile évoquent l’Orient ou l’Espagne arabe. Des banquettes sacrifient à la mode du “capiton” sous Napoléon III. Un détail provocateur témoigne de la liberté absolue de l’architecte. Sur la hotte de la cheminée : deux anges musiciens à ailes tricolores, une saillie républicaine qu’il n’aurait jamais pu se permettre sous la férule de Napoléon III. La guerre de 1870 interrompt les travaux. Après l’exil de Viollet-le-Duc en Suisse, Edmond Duthoit, surnommé par le maître son “jeune aide de camp”, achève le décor de la chapelle inspirée d’une cathédrale de Sicile. Mais après quinze années de travaux et de faramineuses dépenses, les Mauvesin sont exsangues. Ils doivent renoncer à l’ornementation de la salle “synodale”, deux cents mètres carrés et dix mètres de hauteur, dont ils voulaient faire un décor digne d’un opéra de Wagner.

Aujourd’hui, Sébastien de Baritault, en possession des plans de Viollet-le-Duc, a fait venir des artisans afin de terminer le grand-œuvre de ses ancêtres. Il nous rappelle qu’en 1956 sa famille a mis en vente de façon passagère le château, juste avant que son ouverture au public ne sauve le bien entré dans la famille en 1306. “Je n’aimerais pas être celui qui casse la chaîne”, nous confie d’un air songeur le descendant du cardinal Gaillard de La Motte.