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Vie (Supersurface). Fruits et vin, 1971, © Archives Superstudio

Dans l’esprit radical de Superstudio

Par Justine Sebbag

Florence, 1966. Adolfo Natalini et Cristiano Toraldo di Francia sont rejoints par Gian Piero Frassinelli, Alessandro Poli, Roberto et Alessandro Magris pour former Superstudio, un groupe d’architecture radicale. Née pendant les années de plomb, la formation s’éloigne rapidement du contexte politique agité et contestataire pour échafauder ses rêves de papier, loin de la rationalité architecturale. Plongée dans l’esprit frénétique de Superstudio, mouvement relativement méconnu du grand public, dont les idées radicales trouvent encore un écho aujourd’hui. 

De la ville à l’objet 

L’histoire commence en décembre 1966 à la galerie Jolly 2 de Pistoia, en Toscane. L’exposition Superarchitettura offre au groupe l’espace et le contexte idéal pour se former. Secoué par l’inondation survenue à Florence, Cristiano Toraldo di Francia observe impuissant la montée des eaux dans une ville qu’il considère comme “rigoureuse, géométrique, parfaite”. Cet événement sera le catalyseur de l’exposition Superarchitettura qui sera inaugurée un mois plus tard. Issu des avant-gardes modernes, le nouveau design italien jette les bases d’une approche repensée de l’objet, qui va au-delà du fonctionnalisme. Les objets qui sont présentés lors de Superarchitettura doivent déclencher un choc, le même que celui vécu par les Florentins à la vision de l’eau qui monte dans les monuments historiques. Tout en courbes et en couleurs, ces objets doivent également venir chahuter les regards et les intérieurs de la bourgeoisie italienne. En vue d’introduire cette nouvelle esthétique fortement inspirée par le style pop britannique dans les habitats traditionnels, Superstudio ne s’encombre pas de la fonctionnalité et présente des prototypes. Au milieu des années 60, les théories de la communication de Marshall McLuhan se popularisent. Ses phrases-slogans du type “the medium is the message” ont la cote. D’après McLuhan, le medium influence la façon dont un message est perçu. Abondant en ce sens, Archizoom – autre groupe radical qui partage l’affiche de l’exposition – affirme que “les médias sont l’architecture”. Le manifeste de Superarchitettura annonçait d’ores et déjà la couleur en déclarant que “les mythes de la société prennent forme dans les images que la société produit”. À défaut d’être fonctionnels, les objets présentés à la galerie Jolly 2 agissent comme des images, distillant leurs messages. 

Vice Versa 

En bon indicateur des évolutions sociales et politiques du XXe siècle, le design italien s’étend à l’architecture et à la ville. Voyant le monde qui les entoure devenir un enchaînement de superlatifs, les membres de Superstudio reviennent à l’essence de leur manifeste qui proclamait que “la superarchitecture est l’architecture de la superproduction, de la superconsommation, de la super induction à la consommation, du supermarket, du superman et du supercarburant”. Superstudio se déleste alors des objets pour s’attaquer à de nouveaux projets pour le moins titanesques. En 1969, Natalini et di Francia imaginent Le Monument Continu, un modèle architectural d’urbanisation totale qui consiste en une grille orthogonale parcourant toute la surface de la terre. Cette grille rappelant le monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace n’a pas vocation à devenir réalité. Fait de dessins, storyboards et photomontages, Le Monument Continu vise à imaginer ce à quoi pourrait ressembler l’avenir si l’humanité poursuit sa course effrénée vers toujours plus de modernité. S’inspirant du quadrillage de sa grille infinie, Superstudio dévoile au début des années 70 la collection de mobilier Misura, qui deviendra un motif incontournable de l’histoire du design. De son côté, Frassinelli planche sur le projet des Douze Villes idéales. Ces récits accompagnés de dessins et collages sont publiés en 1971 dans les pages de la revue Architectural Digest. Les douze récits illustrant les villes du futur invitent le lecteur à choisir celle qui lui correspond. Non sans ironie, Superstudio considère les Douze Villes idéales comme “l’accomplissement suprême de vingt mille ans de civilisation, de sang, de sueur et de larmes : le dernier refuge de l’homme en possession de la vérité”. A l’instar des objets de Superarchitettura, cette œuvre est pensée comme un électrochoc nécessaire pour faire prendre conscience de l’absurdité du modernisme et de son aliénation à la technologie.  

Un tournant à 360° 

À partir de l’année 1971, Les Actes Fondamentaux, une série de travaux théoriques, permettent à Superstudio d’entamer une refonte “anthropologique et philosophique de l’architecture”. Ils arrêtent cinq grands thèmes : Vie, Éducation, Cérémonie, Amour et Mort. Partant du constat que ces éléments essentiels de nos vies ne sont pas abordés par l’architecture, les membres se concentrent sur ce qu’ils considèrent être leur ultime “tentative de salut”. Chacun des Actes Fondamentaux est destiné à devenir un court-métrage mais seuls Vie et Cérémonie verront le jour. Les autres resteront au format 2D, prenant la forme des collages et storyboards que les membres de Superstudio affectionnent tout particulièrement. L’année suivante, en 1972, le MoMa accueille à New York l’exposition ​​Italy, the new domestic landscape, où est présentée Supersurface, l’œuvre la plus totale jamais réalisée par Superstudio. Unissant à la fois les axes de recherche entamés avec Le Monument Continu et la démarche anthropologique qui comprend l’architecture comme un récit, Supersurface cristallise l’essence de l’esprit Superstudio. Et ses paradoxes. En effet, comme le confie Gian Piero Frassinelli au Journal des Arts, Superstudio a “fait une énorme erreur en produisant des images aussi séduisantes, car elles ont, au final, éclipsé les textes”. Si les craintes imagées par Superstudio face à la super modernité sont fondées, leurs rêves de papier ont rapidement tourné au cauchemar. Rien ne paraît moins rassurant qu’une grille infinie qui quadrillerait toute la surface de la terre. Superstudio fait une dernière apparition lors de la Biennale de Venise en 1978, pour présenter La Moglie di Lot, une œuvre inspirée de la figure biblique de la femme de Loth qui s’est vue transformée en statue de sel après avoir jeté un dernier regard sur la ville de Sodome. Sur une structure métallique, cinq maquettes de sel représentant l’histoire de l’architecture se dissolvent au contact de l’eau jusqu’à disparaître. La Moglie di Lot symbolise la fin de l’architecture en détruisant symboliquement l’histoire de celle-ci, des pyramides égyptiennes au château de Versailles. Poursuivant leurs recherches théoriques et menant plusieurs projets de constructions et de design, les membres de Superstudio mettent un point final à leur collaboration en 1982. De l’esprit Superstudio, il reste l’importance de donner une fonction symbolique à l’architecture, en regardant l’avenir avec lucidité sans se retourner vers le passé, au risque de se voir transformer en statue de sel.