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MY FER LADY

Par BLANDINE RINKEL

Popularisé comme sport à partir des années 70, principalement en Europe de l’Est et en Amérique du Nord, le bras de fer est désormais candidat pour intégrer les JO 2024. Il gagne du terrain en France, où sa plus grande promesse est une jeune femme.

“Ready, go!” : ce sont les premiers mots que le ferriste entend. Un arbitre les prononce devant les deux sportifs qui lui font face, de part et d’autre d’une table à la taille normée : 96 × 66 cm pour 102 cm de hauteur. Avant cela, les deux adversaires doivent s’être présentés en moins de trente secondes, ne porter aucune bague à leurs mains, aucune montre ni bande de soutien aux poignets, rendre visible leurs articulations supérieures et garder à terre au moins un de leurs pieds. “Ready, go !” : à ce signal, les biceps aussitôt se contractent. Les doigts se crispent, les peaux se serrent et les poignets s’engagent dans un duel sans merci. Le bras de fer est engagé. Il durera en moyenne dix secondes ; le gagnant sera celui qui amènera la main de l’autre au contact d’un des deux coussins rectangulaires nommés winpad posés sur le table – ou bien, c’est un autre scénario, celui dont l’adversaire aura commis deux fautes successives.

Vifs et impressionnants, les matchs se sont longtemps déroulés dans l’intimité avant de devenir, aux États-Unis, en Europe de l’Est, en Asie puis en France, une véritable pratique sportive – homologuée. Pas moins de quatre-vingt pays sont désormais affiliés à la Fédération mondiale de bras de fer (WAF) et, depuis vingt ans, des compétitions européennes et internationales de haut niveau ont lieu chaque année, où pas moins de deux cents athlètes s’affrontent. Au championnat mondial de WAF, aucun Français n’avait jusque-là remporté de médaille mondiale. Mais en 2019, c’est une femme qui le fait. 

“READY, GO !”

Mélissa Isnard, 15 ans, 1m80 et 90 kg de muscles, remportait il y a trois ans la médaille de bronze dans la catégorie junior en Roumanie. Un miracle pour cette jeune femme, qui venait tout juste de découvrir ce sport et ses propres muscles. Iris Winckler, photographe, l’a rencontrée au hasard d’un tournois et  finalise un documentaire sur la jeune fille qu’elle suit depuis 2019 dans toutes ses compétitions. C’est elle qui nous a raconté son histoire. Tout commence quand Mélissa, alors encore collégienne dans le sud de la France, accompagne son père assister à une démonstration, au salon des brasseurs de Cagnes-sur-Mer. Ancien strongman, comme on appelle les adeptes de ce sport qui vise à désigner “l’homme le plus fort”, après une série d’épreuves de soulèvement, mélangeant cardio, vélocité, puissance, Pierre Isnard a aussi pratiqué la dynamophilie : en semaine avitailleur en aéroports, il s’adonne aux muscles le week-end. Et embarque donc ses proches pour certains salons, afin de découvrir ce qui se fait. En l’occurrence, il se familiarise avec ce que les américains appellent l’arm wrestling et les italiens le braccio di ferro (qui est aussi, chez eux, le nom de Popeye). Un match de bras de fer, donc, dont le vainqueur sera vite oublié, mais qui fascine tout de suite Mélissa. La jeune fille aimerait s’y essayer. Aussitôt son père l’aiguille vers le club de Nice – le bien nommé “Pacte des ferristes”, l’un des douze clubs français existant. Il l’y inscrit le soir-même et elle s’y rendra dès lors tous les vendredis soirs. À partir de là, chaque autre soir de la semaine, elle complètera sa formation de ferriste par des entraînements musculaires spécifiques – le tout chaperonné par son père. Vite, les choses prennent une autre dimension : en 2019, la première délégation tricolore de l’histoire du bras de fer se met en route pour les championnats du monde WAF (World Armwrestling Federation) et sur les treize ferristes à être du voyage, Mélissa sera à la fois la seule médaillée et la seule femme. Un cas unique.

BRAS LONG ET STRATÉGIE 

“J’ai tout de suite aimé être la seule fille dans un environnement d’hommes”, explique-t-elle, à l’aise. Pour Mélissa, la question du genre n’en fut d’ailleurs pas une. Si l’adolescente concourt en catégorie féminine, ses entraînements en club ont toujours été mixtes et, loin d’être complexée par des muscles qu’une norme gen- rée voudrait voir réservés aux hommes, Mélissa les assume sans le moindre complexe – à la manière de sa meilleure amie, nageuse, mais aussi de l’impressionnante bodybuildeuse russe Natalia Kuznetsova, ou de Aude Delsaut, boulangère le jour et championne de France de bras de fer la nuit. Pour s’améliorer, donc, Mélissa pratique au quotidien les poulies, l’élastique ou la sangle, autant de techniques de renforcement visant notamment à prévenir les blessures de l’humérus, cet os supérieur du bras. Mais par-delà les entraînements, c’est en concourant le plus souvent possible que la jeune femme s’améliore : “Le meilleur entraînement de bras de fer est le bras de fer”, rappelle John Brzenk, cette légende américaine surnommée “Le professeur”, “Le garçon d’or” ou “L’orage parfait”, né en 1964 à McHenry et inscrit aux Guinness Book comme le meilleur ferriste de tous les temps. C’est aussi que, contrairement à ce que l’on pourrait s’imaginer, le bras de fer est loin de n’être qu’un sport de force brute. Pour y exceller, il faut avoir, littéralement, le bras long (41 cm pour John Brzenk) mais aussi la jouer stratégique, trouver ses méthodes à soi. Trois principales techniques sont utilisées par les ferristes : le Top-Roll consistant à tirer la main de l’adversaire vers soi en utilisant la force du dos appelée back pressure, le Hook qui fait appel à la flexion palmaire et la force des doigts pour crocheter la main de l’adversaire et la tirer, et la Presse où l’on percute le poignet de l’adversaire en utilisant la force de supination du poignet et en appuyant avec le triceps et l’épaule. Quant à Mélissa, sa stratégie consiste à abandonner son poignet en arrière : l’adversaire peine à y exercer sa pleine force et la jeune femme l’emporte par un revirement soudain de sa flexion.

ENTRAÎNEMENT EN FAMILLE 

Avec tout ça, ses études en lycée professionnel la passionnent peu. C’est son sport et sa famille qui l’animent avant tout. Son modèle n’est pas Sylvester Stallone ni Andrey Pushkar, cet ukrainien six fois champion du monde, mort en 2018, pas plus qu’Aymeric Pradines, ce kinésithérapeute français président de la FFFORCE (Fédération Française de Force), occupant la tête du classement des vingt meilleurs ferristes du monde. Non, son modèle – sans hésitation – c’est Pierre, son père. Et cette manière si singulière qu’il a de faire parler le fer. Car, note Iris Winckler qui a observé la famille Isnard au quotidien, entre le père et sa fille, le sport est aussi un langage. Si les Isnard sont discrets, ils communiquent intensément en s’entraînant et en voyageant ensemble, toujours en famille – père, fille, mère et petite sœur – apprivoisant au plus près leurs corps réciproques, s’aidant, tantôt bras gauche, tantôt bras droit, à devenir chaque jour meilleurs. À la manière de ce routier solitaire incarné par Sylvester Stallone dans le film  Over the top (1987) ou à celle de King Richard, le père des sœurs Williams à l’affiche de l’émouvant film de Reinaldo Marcus Green, La Méthode Williams (2021), le père de Mélissa Isnard exprime, par le biais du sport, toute la foi et la confiance qu’il a en l’avenir de sa fille. Derrière les muscles, la tendresse. Sous la force, l’amour.