×

Devant la douleur de Nan Goldin et des autres

Par Justine Sebbag

Sorti en salle le 15 mars dernier, le documentaire Toute la beauté et le sang versé dresse le portrait magistral de la photographe américaine Nan Goldin, retraçant sa vie, sa carrière et son activisme. L’artiste, qui documente les actions de l’association PAIN (Prescription Addiction Intervention Now), croise le chemin de la réalisatrice Laura Poitras, oscarisée en 2015 pour le documentaire Citizenfour sur le lanceur d’alerte Edward Snowden. Couronné du Lion d’Or à Venise l’été dernier, Toute la beauté et le sang versé est né de la collaboration de ces deux femmes engagées. 

Commencer par la fin 

À l’origine, Nan Goldin, qui est très active dans le militantisme contre les ravages des opioïdes aux Etats-Unis, cherche à faire produire un film sur les actions de l’association PAIN qu’elle a fondée en 2017. Après sa rencontre et ses échanges avec Laura Poitras, elle décide de lui en confier la réalisation. Rapidement, le projet se transforme en portrait de Nan Goldin, de son enfance à son activisme en passant par son addiction aux opioïdes. Indissociables de son histoire personnelle, la carrière et l’engagement de la photographe, aujourd’hui âgée de 69 ans, font sens. Les premières minutes du documentaire dévoilent à la fois les dessous et la fin d’un processus. Les deux femmes sont en salle de montage, Poitras pose les questions caméra en main, Goldin sélectionne les clichés et répond aux questions. On comprend le souhait de vouloir commencer par la fin lorsque Nan Goldin prononce les mots suivants : « Il est facile de raconter sa vie. Mais il est plus difficile de conserver de vrais souvenirs. (…) L’expérience réelle a une odeur, elle est sale et ne se résume pas à une fin simple. Les vrais souvenirs sont ce qui m’affecte aujourd’hui. Des choses peuvent apparaître que vous ne voulez pas voir, où vous n’êtes pas en sécurité. Et même si vous ne libérez pas réellement les souvenirs, l’effet est là. Il est dans votre corps. » Le documentaire suit le motif d’une boucle, abordant chaque étape marquante de la vie de l’artiste se reflétant dans son travail et plus tard dans son engagement, le tout sublimé par l’objectif de Laura Poitras pendant près de deux heures. 

Un drame familial qui bouleverse son existence

Après une enfance brisée par le suicide de sa sœur Barbara, Nan Goldin quitte le domicile familial à l’âge de 15 ans. Le titre du documentaire Toute la beauté et le sang versé fait d’ailleurs référence à une réponse formulée par la sœur de l’artiste à un test de Rorschach effectué lors de l’un de ses séjours en hôpital psychiatrique. Peu de temps après son émancipation familiale, Goldin met la main sur son premier appareil photo qui devient quasiment son unique moyen d’expression et lui permet de ne jamais perdre le souvenir des personnes qui l’entourent. Dans les années 1970, Goldin étudie à l’école de photographie de Boston où elle fait la rencontre déterminante de David Armstrong, qui deviendra un ami et très proche collaborateur artistique. Aux côtés d’Armstrong, qui est drag queen à ses heures perdues, elle côtoie les cercles marginaux et queer. Nan Goldin mitraille sans arrêt ses proches et sa propre vie. Partie s’installer à New York en 1978, elle travaille comme barmaid au Tin Pan Alley où elle organise ses premières projections diapositives sur fond de ballades musicales. Sans le savoir à l’époque, elle documente la scène new-yorkaise arty des années 1980 et ses sous-cultures. Romance, sexe, violence, excès de substances, épidémie du Sida – rien n’échappe à son objectif. Elle capture de manière intime des corps et regards vulnérables, parfois en souffrance. À ce jour, sa série la plus connue reste La ballade de la dépendance sexuelle (1986) qui agit comme une capsule mémorielle. 

Dépendance et militantisme

Chez Nan Goldin, l’engagement est à la fois personnel et politique. Dans les rangs du mouvement Act Up, elle milite activement contre la stigmatisation et la discrimination des personnes atteintes du VIH. Plus récemment, elle s’est illustrée dans la lutte contre la dépendance aux opioïdes et le mécénat de la famille Sackler, qui a fait fortune grâce à la commercialisation de ces médicaments à travers la société privée Purdue Pharma. Personnellement touchée par la crise des opioïdes, elle devient dépendante à l’antidouleur OxyContin quasiment du jour au lendemain à la suite d’une opération. Une fois sevrée, elle fonde l’association PAIN (Prescription Addiction Intervention Now) afin de sensibiliser le public aux dangers des opioïdes et pour exiger que les musées refusent l’argent et retirent les noms de la famille Sackler de leurs murs. Forte d’une grande popularité auprès des critiques et des institutions artistiques, Nan Goldin publie une tribune dans le magazine spécialisé Art Press en janvier 2018. Elle y raconte son combat contre les opioïdes et dénonce la famille Sackler, bien connue du monde de l’art grâce à son généreux mécénat. La portée de cet article étant limitée, elle organise ensuite des manifestations et des actions de désobéissance civile avec PAIN pour faire pression sur les institutions. Dans le documentaire, Laura Poitras fait brillamment dialoguer l’histoire personnelle de Nan Goldin, en montrant ses clichés et projets artistiques, avec son engagement politique. La réalisatrice, qui a pour habitude de ne pas s’encombrer de la vie privée des dissidents dont elle tire le portrait, ne peut ici faire l’impasse sur le passé de l’artiste tant il a façonné sa création artistique et ses luttes. 

Du dirty realism à une esthétique de la douleur
Durant les années 1970 et 1980, un nouveau mouvement littéraire fait son apparition aux Etats-Unis. Qualifié de « dirty realism » par  le journaliste Bill Buford dans le magazine littéraire Granta, il est défini en ces termes par ce dernier: « Le dirty realism est la fiction d’une nouvelle génération d’auteurs américains. Ils écrivent sur le ventre de la vie contemporaine – un mari délaissé, une mère non désirée, un voleur de voiture, un pickpocket, un toxicomane – mais ils le font avec un détachement troublant, frôlant parfois la comédie. Ces récits, qui se veulent sobres, ironiques, parfois sauvages, mais toujours empreints de compassion, constituent une nouvelle voix dans le domaine de la fiction. » Une décennie plus tard, cette esthétique est transposée de la littérature à la photographie de mode à travers la tendance heroin chic. Pâleur extrême, yeux cernés, corps maigres et cheveux filasses sont la norme dans les années 1990. De Vogue aux campagnes Calvin Klein, cette tendance permet d’illustrer la perte de repères des jeunes gens de la génération X en pleine récession. Sur les moodboards d’inspirations des grands magazines comme des marques de mode, figurent alors bien souvent des clichés de Nan Goldin. Pionnière de la représentation des drogues et de l’addiction dans la photographie contemporaine, elle érige des antihéros ordinaires au rang d’œuvres d’art. L’un des instantanés les plus célèbres de Nan Goldin est celui pris juste après qu’elle a été battue par son ancien compagnon. Contrairement à d’autres clichés de fêtes à la lumière aveuglante et au grain flou, celui-ci est net. La douleur est le fil conducteur de sa vie et, de facto, de son travail. Elle transparaît à travers des regards perçants et parfois songeurs, des hématomes, des moments d’absence. Cette esthétique de la douleur est palpable tout au long du documentaire de Laura Poitras et c’est justement ce qui lui donne toute sa puissance.