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DERNIÈRE DEMEURE

Par MATTHIAS DEBUREAUX Photos, ALEXANDRE TABASTE

L’Italie du Nord cache un singulier laboratoire d’architecture funéraire. Il fait beau, allons au cimetière.

Soudain, au détour d’une allée de cyprès, un décor propre à déconcerter le promeneur bucolique en quête de ruines antiques. Un décor de conte fantastique à même de terrasser tous les guides touristiques de l’agence de voyage spécialiste de l’Italie, Donatello. Cet objet architectural non identifié, c’est une nécropole contemporaine. Et ces cimetières étonnants, il en existe une poignée qui, pour une raison mystérieuse sont concentrés au Nord de la botte italienne et totalement ignorés du tourisme de masse. On connaissait la route des vins, la route des lacs, la route des châteaux et des villas palladiennes, place désormais à la route des cimetières modernes. Et qui sait, ce parcours pourra également vous donner quelques idées de lieux de séjour éternel. Car le véritable amoureux du design mérite-t-il vraiment d’être inhumé dans un sinistre parking funéraire comme celui de Pantin ? Ou même au Père-Lachaise qui, depuis quelques années, n’accueille plus que des présentateurs télé et des comédiens de seconde zone. Sans parler de ces odieux charniers communaux aux grilles rouillées et aux allées pluvieuses qui hantent nos villages. Nous avons donc sélectionné des champs du repos up to date et des sépultures lifestyle pour les champions de l’art de vivre afin que la visite de votre dernière demeure ne soit plus un calvaire pour vos proches. Des lieux d’une si belle épure, d’un équilibre et d’une plénitude si parfaite, et qui plus est sous le soleil d’Italie, qu’on en jalouserait presque leurs résidents.

OSSUAIRE ET ASCENSEUR DE BUREAU

Le cimetière San Cataldo de Modène sera l’étape incontournable de notre virée funéraire. Édifié en 1971 par Aldo Rossi, cet ouvrage métaphysique est considéré comme le premier et plus important bâtiment du courant postmoderniste. Il a pourtant subi des attaques féroces, bien qu’il ait parfaitement respecté l’intitulé du concours : “Le bleu du ciel”. L’architecte, grand admirateur de la peinture de Giorgio De Chirico, se serait inspiré des formes simples d’un jeu de construction pour enfants, très populaire en Italie. Il a également bâti sa cité des morts en s’inspirant de la cité des vivants. Rappelons au passage un fait rapporté par l’historien américain Lewis Mumford, que la cité des morts est bien antérieure à celle des vivants. En effet, au temps des périodes de nomadisation du paléolithique, les premières résidences fixes dont nous retrouvons la trace sont des tumulus et des monuments funéraires, préexistants à la fondation des premiers villages. Plus proche de nous, à San Cataldo, l’ascenseur Cofam et ses trois étages donnent un aspect bureaucratique à l’ossuaire cubique, une structure sans fenêtre, ni porte, ni plafond, ni plancher qu’un édile de la région comparait à un entrepôt. La particularité de ce cimetière est d’avoir été conçu depuis un lit d’hôpital par l’architecte, juste après avoir frôlé la mort (Aldo Rossi périra finalement dans un accident de voiture en septembre 1997, quelques jours après Lady Diana). Durant sa convalescence en Croatie, allongé, il avait cristallisé sur ses os en train de se ressouder. “Je pensais à la tombe romaine du boulanger, à une usine abandonnée, à une maison vide”, écrivait-il alors sur la conception de ce qui reste comme son chef-d’œuvre.

Au Sud de Milan, à Rozzano, un autre cimetière d’Aldo Rossi, ravira encore les amateurs de postmodernisme. Au bout de l’allée de cyprès, son “rationalisme exalté” rappelle un rêve de l’architecte des Lumières, Étienne-Louis Boullée. Poursuivons plus au sud, et encore dans la démesure, avec le cimetière de Voghera dessiné par Antonio Monestiroli, un ancien collaborateur d’Aldo Rossi. En 2006, cette extension, a reçu le Brick Award, l’Oscar de la brique. Face à la simplicité monumentale de l’édifice, souvenons-nous que la mort en Italie est, de longue date, une industrie qui a bénéficié d’une mise en scène spectaculaire. Si les cimetières monumentaux italiens du XIXe (Gênes, Milan, Ferrare) sont les héritiers des grandes nécropoles romaines, ils sont aussi à l’origine d’une loi édictée par Napoléon. En 1804, par mesure d’hygiène, il a ordonné le regroupement des corps en dehors des grands centres urbains (création du Père-Lachaise), en interdisant l’inhumation dans les églises et les cimetières intramuros. L’Italie, alors sous sa coupe, suivra la volonté napoléonienne. Aujourd’hui, les lumineuses galeries couvertes du cimetière de Voghera, où une jeune femme file à vélo, respirent un doux climat balnéaire. On perçoit si nettement les encouragements et les “aïe aïe aïe” italiens d’un stade de foot voisin qu’on les croirait adressés aux défunts. Face à ces murs de plaques funéraires ornées de photographies de vacances ou dans l’intimité du foyer, on a la réconfortante sensation de feuilleter un album de famille. Et tous ces patronymes – Zanotti, Faravelli, Stoppazzini, Barbieri, Schiappelli, Lattinelli… – qui défilent comme un générique de film italien. On se prend même à regretter tous les secrets culinaires à jamais perdus, cappelletti, pappardelle et autres pâtes farcies, de ces prodigieuses cuisinières de Romagne.

GRANDE, GRANDE, GRANDE

Entre Milan et Venise, la nouvelle partie du cimetière de Bagnolo Mella a un faux air de yacht immaculé. Aux quatre angles du green impeccable où pousse un olivier, quatre somptueux caveaux de famille attendent des acquéreurs. À un jet de pierre, le nouvel ossuaire de la commune de Mazzano, telle la statuaire mystique d’une civilisation amérindienne futuriste, témoigne du parfait équilibre entre art et architecture. Les boîtes en marbre de Botticino sont orientées aléatoirement vers les différents points cardinaux. Et si, malgré leur charme novateur, ces cimetières n’avaient qu’un défaut pour dormir en paix, ce serait sans doute une certaine promiscuité qui n’a rien à envier aux hôtels capsules japonais. “Maintenant les cimetières ne sont plus que des tas de boîtes à chaussures entassées les unes sur les autres”, pointait l’architecte Carlo Scarpa et l’auteur de la plus extraordinaire nécropole familiale du XXe siècle. Située à San Vito d’Altivole en Vénétie, la tombe Brion, tel un sidérant vaisseau galactique de ciment, laisse reposer Giuseppe Brion, entrepreneur originaire du village ayant fait fortune dans les années 60 avec la firme d’appareils électroniques Brionvega. Toute sa vie, il a fait appel aux meilleurs designers (Albini, Zanuso et les frères Castiglioni) comme pour la célèbre Radio cubo TS 502, objet culte exposé au MoMA. Ainsi, à sa disparition prématurée en 1968, il était naturel que son fils fasse appel à un grand pour designer la boîte finale du patriarche.

Cent mètres carré m’auraient suffi, au lieu de cela, on m’en offrit deux mille deux cents” confiera Carlo Scarpa, maître et professeur vénéré par la profession, au sujet de cette providentielle commande. Exigeant pas moins de mille dessins et esquisses, ce sera l’œuvre de sa vie. Il en résulte un cimetière-jardin d’une grande poésie et d’une complexité diabolique à rendre fou tout observateur. On y trouve un pavillon de méditation inspiré des jardins chinois, une ahurissante chapelle funéraire d’avant-garde bercée par le chant des crapauds buffles. “Grande, grande, grande...” a noté en italien une visiteuse dans le livre d’or posé sur la table de messe. Scarpa, aède du béton, aura travaillé presque dix années, jusqu’à sa mort survenue en 1978 au Japon où il était reçu en triomphe. Cruelle ironie pour un architecte, il décède après avoir raté une marche d’un escalier en béton. Il est enterré dans un coin extérieur du mausolée de la famille Brion, à la manière d’un chevalier médiéval, debout et enveloppé dans des draps de lin. En hommage, sur l’émouvante pierre tombale dessinée par son fils, un visiteur récent a déposé une offrande de grande classe : un énorme cigare à peine entamé. Carlo Scarpa décrivit ainsi sa propre création, et telle que devrait être chaque lieu de repos éternel : “Tout le monde est très heureux de venir ici, les enfants jouent et les chiens courent partout.”