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DÉFENSE D’ENTRER

Par MATTHIAS DEBUREAUX

Un professeur canadien publie une sensationnelle histoire de la chambre d’adolescent. Avènement d’un sanctuaire. 

C’est une maison dans la maison. Un appartement dans l’appartement. La chambre cachée de la grande pyramide. Tanière bigarrée ou petit royaume sophistiqué, c’était la cavité la plus hermétique du foyer familial. Un historien de l’enfance et la jeunesse vient de violer son secret. Get Out of My Room! de Jason Reid est la première étude historique consacrée à la chambre d’adolescent. Lieu d’expression, rite de passage ou véritable révélateur de la personnalité en construction, son émergence est assez récente, le concept de l’adolescence comme âge de la vie n’ayant vraiment décollé qu’après la seconde guerre mondiale. Auparavant, elle n’était pas considérée comme un cycle distinct entre l’enfance et l’âge adulte. Mais sur ce minuscule territoire que représente cette chambre, vont s’affronter durant des décennies béhavioristes, médecins, experts en développement de l’enfant et psychanalystes. Ce petit espace va cristalliser tous les dangers et toutes les peurs (onanisme, lectures insanes, posters blasphématoires…). Ce combat revigorant pour une chambre particulière oscille entre fresque sociale et histoire de la bêtise. Mais comme le confirme l’auteur, même à l’époque de Snapchat, la chambre d’adolescent n’a rien perdu de son pouvoir d’incantation.

DÉLITS MASTURBATOIRES

Dans l’Amérique du XIXe siècle, chez les pauvres des villes, les enfants et les adolescents partagent le lit de leurs frères et sœurs, parents, ou même étrangers de passage. Tel le témoignage d’un avocat se souvenant d’avoir dormi avec un Irlandais fiévreux. Tandis que le romancier américain Upton Sinclair aura partagé toute son enfance sa chambre de Baltimore avec ses parents. C’était alors un moyen efficace pour les parents de surveiller les enfants.

Les spécialistes du développement de l’enfance au début du XXe siècle ont souvent estimé que des chambres particulières, même si elles pouvaient potentiellement minimiser les cas d’inceste, encourageaient en revanche la masturbation masculine, source de pathologie et de dégénérescence. Ces craintes furent l’un des principaux vecteurs de peur empêchant la propagation des chambres séparées. L’ouvrage de Jason Reid cite le cas très particulier d’un adolescent se masturbant à l’aide d’un support érotique surprenant : un buste de la reine Victoria. Dans le cas d’une chambre à part, on recommande alors aux parents de ne pas chauffer, d’y mettre des couvertures très légères et de mêler frères et sœurs comme effet dissuasif. Parmi ces mises en garde, un praticien généraliste de Philadelphie, Louis Starr, emporte la palme avec son ouvrage The Adolescent Period (1915). Il demande aux parents de “veiller non loin de leur chambre en accordant une importance particulière aux mouvements de la main et du corps de leur enfant à l’heure du réveil et du coucher”. Dans les rares cas où l’adolescent aurait réussi à se caresser dans un état inconscient, Louis Starr suggère une mise en observation toute la nuit par une infirmière qualifiée qui “devra prendre les mains de leur enfant sous les couvertures quand elles s’approchent des parties concernées”.

Une fois que les spécialistes du développement de l’enfant ont commencé à accepter la masturbation comme une activité relativement inoffensive, s’ouvre dans les années 1920 une approche beaucoup plus libérale de l’espace adolescent. Freud et l’essor de la psychanalyse, en visant à libérer les individus des diverses formes d’autorité familiale, vont dans ce sens. Sans négliger le fait que l’isolement des enfants pouvait se révéler très bénéfique pour la sexualité des parents.

LE DÉSORDRE, SOURCE D’ÉPANOUISSEMENT

D’autres facteurs déterminants comme l’arrivée du chauffage central et la baisse de la natalité vont répandre la chambre particulière. Elle est désormais devenue beaucoup plus qu’un rite de passage bourgeois, elle est devenue un droit. Durant cette phase-clé du processus d’émancipation, on reconnaît au jeune le besoin d’un sanctuaire pour sa solitude et ses pensées tourmentées afin qu’il devienne une personnalité. Et qu’il puisse se retirer, ajoutait la psychologue Phyllis Blanchard, pour “se livrer au luxe des larmes”. 

Mais d’autres peurs guettent encore. Si, au XIXe siècle, le grand danger pour les jeunes filles représentait la lecture des romans, des psychiatres des années 50 imputent aux bandes dessinées la hausse du taux de délinquance juvénile. Le professeur Fredric Wertham soutiendra que cette littérature n’était rien de plus que des guides pratiques pour les jeunes criminels en herbe. Alors que la chasse aux magazines érotiques avait à peine commencé. Malgré tout, des questions essentielles commencent à fleurir dans les pages débats de la presse : “Faut-il frapper à la porte avant d’entrer chez votre enfant ?” Oui, répond Lawrence K. Frank, spécialiste de l’éducation et grand défenseur du droit à l’intimité de l’enfant. À la fin des années 60, l’expert en questions familiales du New York Times soutiendra que les chambres en désordre, plutôt qu’un indice de paresse et d’échec moral, étaient au contraire une étape majeure vers la maturité et l’indépendance. En matière de rangement, même le docteur Spock, auteur du best-seller Comment soigner et éduquer son enfant (vendu à 50 millions d’exemplaires), implore les parents de cesser de harceler leur progéniture.

UNE MAISON DANS LA MAISON

Dès les années 30, des magazines de décoration encouragent les jeunes à prendre en main le décor de leur chambre. En découpant des pages du National Geographic, en encadrant des reproductions de primitifs italiens ou des photographies de sportifs pour les garçons. Au début des années 60, les grands magasins comme Macy’s ou Bloomingdale’s exposent désormais des chambres modèles destinées spécifiquement aux filles de 10 à 15 ans. On y propose même des cours de décoration pour les lycéens. La chambre de l’adolescent n’est plus seulement une simple chambre à coucher mais une maison dans la maison pour vivre sa vie en dehors de la famille. Son locataire y étudie, lit, écoute des disques et regarde bientôt la télévision, tout en utilisant un téléphone privé. Car le grand bouleversement, c’est la technologie. Au fil des ans, la mesure disciplinaire qui consistait à envoyer un adolescent dans sa chambre pour le punir deviendra caduque tant les chambres sont suréquipées en consoles de jeux et distractions.

Aux États-Unis, tout a commencé avec le téléphone. Ainsi le modèle Princess, dédié aux adolescents, sera selon le Wall Street Journal l’un des cadeaux de Noël les plus offerts entre 1960 et 1980. Cela permet de rappeler un passe-temps oublié : le phreaking. Véritable précurseur du hacking, cela consistait à pirater les lignes téléphoniques des célébrités. L’un de ces petits génies entra régulièrement en contact avec Bruce Springsteen juste pour lui dire : “Alors, quoi de neuf ce matin, Bruce ?” Le téléphone devint alors l’occupation favorite des adolescents. Dans un billet d’humeur, un journaliste relève que la position allongée de l’ado qui parle au téléphone avec la tête penchée ou pendante en dehors du lit ressemble à s’y méprendre à la victime d’un homicide.

L’émergence de la radio portative puis de la hi-fi leur profite également. Au cours des années 80, l’humoriste Erma Bombeck accusera les tremblements provoqués par l’écoute du hard rock de rendre les parents “stériles” dans la chambre voisine. Un fait divers va révéler un nouveau danger. En janvier 1988, un adolescent de 14 ans du New Jersey dont la chambre est criblée de posters d’Ozzy Osbourne et Judas Priest poignarde sa mère avec un couteau de scout avant de se trancher la gorge. Les truculents posters d’Iron Maiden et de Black

BANDANA ET BALDAQUIN

Qui n’a pas rêvé de revenir dans la chambre de son adolescence ? Adrienne Salinger, auteur d’un remarquable livre de photographies sur les chambres d’ados publié en 1995, confirme à quel point un simple coup d’œil dans une chambre divulgue, bien plus que les fringues, la véritable personnalité d’un adolescent. Durant ses années lycée, la photographe se souvient d’un garçon qui portait des cheveux très longs et un bandana rouge autour du cou. Elle décrit sa stupeur en découvrant l’antre du lycéen : une chambre dépouillée avec pour seuls artifices un lit à baldaquin et une coiffeuse ! “Je l’imaginais plus cool”, avoue-t-elle. Quand on l’interroge sur les différences entre les chambres des filles et des garçons, elle dit y rencontrer plus de choses en lien avec les cosmétiques pour les unes et avec le sport pour les autres. Un objet que l’on retrouve invariablement chez les deux sexes : le baume à lèvres.

À LIRE

GET OUT OF MY ROOM ! A HISTORY OF TEEN BEDROOMS IN AMERICA (en anglaise) par Jason Reid. The University of Chicago Press.

IN MY ROOM : TEENAGERS IN THEIR BEDROOMS (en anglaise) par Adrienne Salinger. Chronicle Books.