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Paul Verlaine, 1890, huile sur toile, 61,2 x 50,5 cm Crédit : RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE D’ORSAY)/HERVÉ LEWANDOWSKI

Les spectres sombres du peintre Eugène Carrière

Par THOMAS LÉVY-LASNE

Avec ses spectres intimes baignés dans une lumière fantomale, Eugène Carrière fut un maître influent et célébré.

Le 20 décembre 1904, un banquet populaire parisien présidé par Auguste Rodin est organisé en l’honneur d’Eugène Carrière. Six cents personnes, des peintres, sculpteurs et poètes, célèbrent l’artiste dans une ambiance chaleureuse et tragique : atteint d’un cancer de la gorge depuis deux ans, Eugène Carrière, 55 ans, est en pleine agonie. Il l’achèvera sur son lit de mort en réclamant à ses enfants : “Aimez-vous avec frénésie”. L’originalité de sa peinture provient sûrement de l’idiosyncrasie de son parcours, celui d’un late bloomer qui s’émancipe socialement par la peinture. Sixième enfant d’une famille petite bourgeoise d’Alsace, malgré quelque reconnaissance en cours de dessin du soir, c’est sans argent que son père, hostile à cette voie, l’envoie comme apprenti lithographe industriel à Saint-Quentin. À 19 ans, Carrière y découvre le musée Lécuyer, la finesse et la franchise des portraits du XVIIIe de Maurice Quentin de La Tour au pastel. Autre hasard, s’engage courageusement dans la guerre franco-prussienne de 1870 et se retrouvant très vite gravement malade et prisonnier, il y est soigné par un infirmier conservateur du Musée de Dresde dans le civil !

ENFANT MALADE ET PREMIER SUCCÈS

De retour en France, très fragilisé, il s’inscrit aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier du peintre académique Alexandre Cabanel, bien décidé de son ambition. C’est la bohème et souvent le dénuement. Il rate le prix de Rome avec une composition très plate. À 28 ans, il rencontre sa femme, Sophie Desmousseaux, fille de tanneur, et tente avec elle une aventure londonienne calamiteuse de six mois de galère : il parle allemand, mais pas anglais. Turner, ses grands gestes, son sens des ensembles, sa matière déchirée, le marque. Ils reviennent à Paris, elle enceinte. Carrière multiplie alors les petits boulots de céramiste ou de peintre de mobilier Louis XV, tout en conservant sa gaieté. Chaque année, il présente au Salon des tableaux convenus, sans effet. À 35 ans, avec déjà quatre enfants, Carrière est contraint à la vie domestique pour soutenir sa femme dans les trois pièces sombres où se cache leur misère. Cet horizon bouché nourrit pourtant sa peinture. “Il ne faut pas séparer l’art de la vie, puisque c’est la vie qu’il faut chercher à traduire”. C’est son premier succès au Salon avec un tableau un peu anecdotique et sûrement pathétique, L’enfant malade. Il remporte la troisième médaille et obtient un achat de l’État, mais l’argent est récupéré par un créancier.

L’hiver de la même année, le croup, une affection respiratoire, tue son deuxième petit garçon de 6 ans, Léon, l’enfant du tableau. “Il n’est pas vrai de dire que la douleur féconde, elle laboure”. Dernier des Romantiques, Carrière va radicaliser son style après ce drame, à l’opposé de l’impressionnisme du moment. Là où Auguste Renoir, son contemporain, propose, en pâte, un monde léger, coloré et lumineux, Carrière s’enfonce, en jus, dans une peinture sombre et mystique en partant du même thème : la vie intime. C’est enfin le succès fulgurant en 1890 avec Le Sommeil à l’inauguration de la Société Nationale des Beaux-Arts, un salon alternatif d’artistes. Il a 40 ans. Tous les objets anecdotiques ont été retirés, toute couleur locale également pour se concentrer sur une pure présence, fantomatique et sculpturale. Il y a du Rodin et du Medardo Rosso. Entre tradition et modernité, baignant dans l’ambiance de recherche plastique de la fin du xixe, il libère sa peinture. On ne peut être qu’attiré par la sensualité du modèle dans Le sommeil, par l’efficacité de l’économie des grands coups de brosse homothétique à ses formes rondes dans des jus de terre de Sienne. À l’instar de la technique d’avant-garde impressionniste, l’ oeil compense la peinture et l’on reste surpris de constater la présence d’un poupon au premier plan, presque non peint : l’érotisme s’apaise alors en une intimité chaude et animale.

MODELÉ DANS DU CLAIR DE LUNE

Carrière a trouvé sa voie et il y travaille avec fièvre, “comme on fait la noce” décrit-il tout en découvrant le grand monde. “Je me trouvais alors, après une vie si obscure et silencieuse, en contact avec les hommes qui m’avaient, dans ma toute jeunesse, paru à jamais loin de moi. J’étais déjà trop meurtri par la vie, déjà trop avancé en âge et trop spécialement façonné par l’isolement, pour pouvoir me fondre dans ce nouveau milieu, mais j’eus la satisfaction de me voir exprimer de la sympathie par des hommes dont je n’aurais pas osé l’espérer.” On fait la queue pour voir son portrait d’Edmond de Goncourt se décrivant “comme modelé dans du clair de lune” à Daudet. On y retrouve le regard brumeux du poète et la finesse de ses poils de barbe secs. Carrière part d’un fond en jus pour le rehausser de blanc avec une application sûre, laissant la couleur se salir pour obtenir des demi-tons, entre l’ombre et la lumière. Quelques rehauts bien posés, plus sombres sur les yeux, les narines et le vêtement et le tableau est fini dans une formule rapide et fraîche. Elle demande une rare dextérité. Quand ses étudiants se plaignaient que peindre était comme “soulever des montagnes”, il répondait avec sérénité : “les montagnes sont faites de grains de sable.”

Flanqué de maintenant cinq enfants, il ouvre l’académie Carrière, son école, sans doctrine sévère et en libéral, il y accepte les femmes, treize ans avant  l’École des Beaux-Arts. Matisse ou Derain y sont ses élèves, le poussant plus tard à être le premier président du Salon d’Automne, un salon aux tendances fauvistes. Maintenant au centre des enjeux parisiens alors qu’il vient d’un milieu simple, le grand lecteur de Rousseau s’engage dans ses convictions socialistes notamment en soutenant, au côté de Georges Clemenceau, le Capitaine Dreyfus. Il dessine l’affiche pour annoncer le lancement de L’Aurore en 1897, se rapprochant inconsciemment du Cri de Munch. Dans une profusion d’idées, il tente d’imposer l’ouverture des musées dans la soirée pour les ouvriers ou se mobilise pour les enfants : “Le prolétariat a un moyen immédiat de travailler à la paix du monde, c’est de renoncer à la correction brutale et l’injure aux enfants.” C’est également le rattrapage des frustrations : il visite Rembrandt en Hollande, Dürer en Allemagne, Holbein en Suisse, Giotto et Raphaël en Italie, Vélasquez en Espagne, mais passe encore des semaines au bord de la Marne et en Bretagne dans sa nouvelle vie bourgeoise.

LE SOUFFLE D’UNE PIÈCE EN 5 ACTES

Avant la maladie, il remplit ses douze années d’épanouissement à peindre surtout ses six enfants et leur mère dans des situations quotidiennes intensifiées par ses mises en scène. Ainsi Le réveil a le souffle d’une pièce en cinq actes : la tendresse y est réduite à des gestes précis et signifiants. D’abord l’inquiétude de l’enfant agrippé au cou de sa mère, l’habitude de celle-ci s’abandonnant à l’exercice avec la main contre sa hanche et puis l’attente énervée de la cadette. La banalité du quotidien porte la gravité de sa fragilité, Carrière et son parcours chaotique touche à la sagesse des stoïciens. “Ce qu’on découvre en dernier lieu, c’est ce qui nous a été, pendant toute la vie, le plus proche.” L’aspect répétitif de son oeuvre, son style si marqué ont été bien sûr raillés dans le siècle de la critique d’art. Edgar Degas le décrit par exemple comme “un mal élevé qui fume la pipe dans la chambre de ses enfants”. Mais on retrouve aujourd’hui, dans presque tous les musées français, un ou deux Carrière typiques, isolés au milieu d’une salle thématique collant aux grands courants de son époque et pourtant sa franchise, la simplicité de ses sujets tendres, le lyrisme qui traverse ses tableaux, tiennent bon.