Le 14 octobre dernier, des militantes du groupe Just Stop Oil ont aspergé de soupe Les Tournesols de Van Gogh sous les yeux ébahis des visiteurs de la National Gallery à Londres. En quelques secondes, la toile d’une valeur estimée à plus de 84 millions de dollars s’est retrouvée au centre d’une contestation politique pour dénoncer l’inaction climatique. Dans la même veine revendicative, les militants allemands de Dernière Génération ont aspergé de purée de pomme de terre Les Meules de Monet ce 27 octobre. Livrées aux passions d’activistes de tout temps, les œuvres d’art ont fait figure de médiums pour de nombreuses causes au fil des décennies. Zoom sur les actes vandales les plus mémorables.
Le mouvement écologiste Just Stop Oil n’en est pas à son coup d’essai : le 4 juillet 2022, deux militants s’accrochent au cadre du tableau La Charrette de foin de l’Anglais John Constable, exposé à la National Gallery de Londres. Quelques instants plus tôt, les deux activistes scotchaient une copie revisitée de la peinture, où une route goudronnée et une usine nucléaire remplaçaient le paysage bucolique de l’œuvre originale. Quelques semaines après, un militant colle sa tête au portrait de La Jeune Fille à la perle de Vermeer, au musée Mauritshuis aux Pays-Bas, pendant que son collègue pose cette question au public “Comment vous sentez-vous à la vue de la destruction d’une chose si belle et si précieuse ? Où est ce sentiment quand vous voyez la planète se faire détruire ?”. Bien que choquantes pour les amoureux d’art, ces mises en scène de désobéissance civile ont pour effet d’être au centre de toutes les conversations. Pour beaucoup, user de l’inestimable de cette manière s’apparente à un acte de profanation. Quant aux pratiquants de ces actes de vandalisme, ce n’est qu’un moyen de diffuser un message politique en interpellant l’opinion publique.
1914 : La Vénus à son miroir de Vélasquez mutilée par la suffragette Mary Richardson
En matière d’acte de vandalisme revendicatif, Mary Richardson a su marquer les esprits du public anglais du XXe siècle. Le 10 mars 1914 au matin, Richardson se rend à la National Gallery de Londres. Alors qu’elle examine avec attention la célèbre Vénus Rokeby, de son deuxième nom, la jeune femme s’arme d’une hache de cuisine et porte sept coups au seul et unique nu peint par Vélasquez. Celle qui militait pour le droit de vote des femmes en Angleterre est arrêtée sur le champ. Lors de son procès, elle s’explique sur les raisons qui l’ont poussée à agir : “J’ai tenté de détruire l’image d’une des plus belles femmes de l’histoire de l’art, pour protester contre le gouvernement qui essaie de détruire Mme Pankhurst, la plus belle femme de l’histoire moderne”. Emmeline Pankhurst, leader majeure du mouvement des suffragettes, était à ce même moment en prison à la suite de plusieurs attentats terroristes.
1974 : Guernica de Picasso sous le spray rouge sang de Tony Shafrazi
Cette histoire semble avoir porté chance à Tony Shafrazi, ce collectionneur d’art iranien qui osa habiller de peinture rouge la plus célèbre peinture du mouvement cubiste. Shafrazi est à New York quand le président Nixon demande la libération de William Calley, un officier d’armée condamnée pour le massacre de Mỹ Lai en 1968 pendant la guerre du Vietnam. Scandalisé par cette mesure, Shafrazi décide de se rendre au troisième étage du MoMa le 21 février 1974 : dans une démonstration d’art conceptuel, il se munie d’une bombe de peinture rouge et annote la gigantesque peinture des mots “Kill All Lies” (Tuer tous les mensonges en français). Un choix de tableau évident, puisqu’il fut conçu en souvenir du bombardement de civils à Guernica en Espagne, commis par l’aviation allemande et italienne en soutien au régime de Franco en 1937. Shafrazi écopera d’une peine de cinq ans de prison avec sursis probatoire, et profitera par la suite d’une glorieuse carrière dans l’art du graffiti aux côtés de Jean-Michel Basquiat, Keith Haring et Kenny Scharf, pour ne citer qu’eux.
1974 : La Joconde de Da Vinci prise à partie par la militante Tomoko Yonezu
1974 était une belle année pour le marché des bombes de peintures aérosol : quelques mois après l’action de Tony Shafrazi à New York, la Japonaise Tomoko Yonezu attaque au spray rouge La Joconde lors d’une exposition exceptionnelle au Musée national de Tokyo (ce qui fut par ailleurs le dernier voyage du portrait de Mona Lisa, désormais barricadé derrière une vitre blindée au Louvre). Le 6 avril 1974, Yonezu se faufile dans la foule et tente de taguer le tableau le plus célèbre du monde, mais seulement quelques gouttes de peinture écarlate atteignent la glace qui protègent le sourire de La Joconde. Souffrant de la poliomyélite depuis son enfance, Yonezu militait avec ardeur contre les discriminations faites à l’égard des personnes handicapées. Cette action de contestation était dirigée à l’attention du musée et du ministère de la Culture japonais qui, à l’occasion de la venue de La Joconde à Tokyo, avait interdit l’entrée du musée aux personnes munies de béquilles et en fauteuil roulant, dans l’objectif de fluidifier la circulation des visiteurs. Dans une interview pour le magazine écossais The Digger, la jeune femme insistait pour dire que cette tentative de vandalisme “n’était pas dirigée vers la Mona Lisa en tant qu’œuvre d’art”, et avait “conscience de la confusion que provoque cette action”. Suite à ça, Tomoko Yonezu passera dix-huit jours en prison pour trouble à l’ordre public.
2012 : Black on Maroon de Rothko dédicacée par Vladimir Umanets au nom du yellowisme
Dans un article publié sur le site de The Guardian deux ans après les faits, l’artiste polonais Vladimir Umanets revient sur l’action qui lui a valu un an et demi de prison. Placé derrière le mouvement du yellowisme qu’il crée et théorise avec l’artiste Marcin Lodyga, Vladimir Umanets décide d’ajouter une touche personnelle à l’œuvre d’art abstrait de Mark Rothko Black on Maroon, exposé à la Tate Modern de Londres. “Une potentielle œuvre yellowiste” peut-on lire au marqueur noir sur le coin inférieur droit du tableau, précédé de sa signature et de la date du jour. Difficile à résumer en une phrase, le mouvement du yellowisme critique le manque d’originalité dans le monde de l’art. Le symbolisme de la couleur jaune est utilisé par Umanets pour exprimer la tournure “primitive”, “unifiée” et “plate” des œuvres contemporaines : “Tout le monde la joue safe” écrit-il dans sa tribune. S’il a exprimé du regret pour son action en la qualifiant d’égoïste, l’artiste est resté fidèle à ses positions sur le yellowisme et s’est évertué à redorer le blason de son mouvement : son site “This Is Yellowism” existe d’ailleurs toujours, mais Vladimir Umanets s’est volatilisé après sa publication sur le site de The Guardian. L’œuvre, elle, a nécessité dix-huit mois de rénovation, dont neuf dédiés à la recherche d’un solvant chimique adapté pour nettoyer l’encre noire. Les étapes de ce travail exceptionnel sont visibles sur la chaîne YouTube de la Tate.
2014 : Les vases colorés de Ai Weiwei détruits par Maximo Caminero
Le scandale du vase cassé d’Ai Weiwei reste l’un des cas de vandalisme les plus intéressants. En 2006, l’artiste chinois faisait l’objet de nombreuses critiques concernant sa nouvelle série artistique Les vases colorés : en plongeant cinquante-et-un vases d’art néolithiques dans de la peinture industrielle colorée, la question du vandalisme était déjà au cœur de cette controverse. Pour l’artiste, la satire de l’art contemporain s’exécute avec le contraste entre ces vases de deux mille ans d’âge et le grotesque de la peinture moderne. Le précieux réceptacle avait déjà servi à la mise en scène d’un triptyque photographique en 1995, où l’on peut voir un vase de la dynastie Han échapper des mains de l’artiste. Le 16 février 2014, l’artiste Maximo Caminero perpétue l’acte de vandalisme au Pérez Art Museum de Miami. Exprimant son ras-le-bol concernant le manque d’exposition d’artistes locaux dans les musées de la ville, l’homme âgé de 51 ans au moment des faits a détruit un vase datant de 206-220 ans avant J-C qui faisait partie de l’œuvre d’Ai Weiwei. Valeur estimée du dommage : un million de dollars. En août de la même année, Caminero n’a eu d’autre choix que de plaider coupable à la suite de la diffusion vidéo de l’action contestataire sur Internet. En réaction, le Pérez Art Museum a choisi de diversifier sa curation avec le travail d’artistes comme Naomi Fisher, Lynne Golob Gelfman, Frances Trombly et Edouard Duval-Carrié.