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TYLKO

LA FOLIE DE LA DEMIE-MESURE

Par LEONARDO PETRINI

Née dans le contexte du design industriel des années 60 de la nécessité de repenser les espaces, la demi-mesure connaît aujourd’hui un nouvel âge d’or. Elle séduit aussi bien les professionnels que les particuliers, désireux de devenir acteurs à part entière de l’aménagement de leurs espaces, et en quête de solutions durables et fonctionnelles, sans pour autant sacrifier l’esthétique.

Il fut un temps où trouver du mobilier adapté à son espace et en ligne avec son propre goût sans y laisser un budget prohibitif relevait du parcours du combattant. Par la suite est arrivé le design « smart », et avec lui la demi-mesure, une approche intermédiaire entre le sur-mesure strict et la production industrielle, devenue aujourd’hui – à une époque où les espaces ont changé de sens et de fonction – un outil particulièrement stratégique. Parmi ceux qui ont donné ses lettres de noblesse à cette solution, il y a certainement IKEA. « Lorsque Ingvar Kamprad fonde le géant suédois du design démocratique et accessible – raconte Enrica Magnalardo, Responsable style et aménagement chez IKEA France –  il mise très tôt sur une approche qui préfigure le demi-mesure, avec les meubles en kit, à monter soi-même. La table LÖVET (1956) permettait de démonter les pieds pour un transport plus facile – une logique qui ouvre la voie à des meubles pensés comme systèmes évolutifs. C’est ensuite dans les années 1980 que  IKEA commence à introduire des gammes modulables, concevant la “demi-mesure à grande échelle”, où le client assemble les éléments selon ses besoins. » Produit emblématique de cette période est la bibliothèque BILLY (1979), aujourd’hui l’un des produits les plus hacké sur les réseaux sociaux pour faire du demi-mesure. Comme l’explique Enrica Magnalardo, « ce mouvement s’est renforcé avec l’évolution des modes de vie : des logements plus petits, des rythmes plus rapides, des familles recomposées ou mobiles… Tout cela a fait émerger une demande pour un mobilier capable de s’ajuster aux changements, sans sacrifier le style ou la fonctionnalité. » 

Aujourd’hui, nombreux sont les acteurs du mobilier qui misent sur la demi-mesure. « Parce qu’une taille unique ne convient pas à tout le monde » : tel est le slogan de Tylko, marque fondée en Pologne en 2015, spécialisée dans les pièces de mobilier modulables. Une illustration concrète ? Leur nouveau canapé Smooth, conçu pour s’adapter à des espaces variés grâce à un système d’accoudoirs et de poufs optionnels. « Le mobilier en kit n’est pas une nouveauté. Ce qui a changé, c’est la manière dont nous faisons l’expérience des objets. La plupart d’entre nous n’ont ni le temps ni la patience de se battre avec des outils ou de tester leurs compétences en bricolage. C’est pourquoi nous avons misé sur le concept click-in », explique le cofondateur de la marque, Mikolaj Molenda. 

Chez USM Haller, seuls deux éléments restent invariables : les tubes en acier chromé et les boules de connexion en laiton chromé permettant d’assembler les meubles. C’est à partir de ces deux composants que la marque donne vie à de nombreuses références, qui peuvent toutefois évoluer au fil du temps, selon les envies. Entreprise familiale suisse fondée en 1885, USM était à l’origine une serrurerie artisanale. Comme le révèle son PDG, Nicolas Crochet, c’est au cours des années 1960 que la marque développe son système de mobilier, initialement conçu pour équiper sa propre usine. Ensuite, dans les années 1990 ce mobilier est commercialisé à grande échelle, après avoir été utilisé pour l’aménagement des bureaux de la banque Rothschild à Paris.

Le désir des acteurs du monde du design de rendre cet univers toujours plus accessible au grand public joue évidemment un rôle déterminant pour le succès de la demi-mesure aujourd’hui. D’ailleurs, même le secteur du luxe semble s’intéresser à ce type d’offres. La maison Baccarat, avec ses lustres personnalisables tant en forme, qu’en taille et en couleur, destinés aux professionnels, en est la preuve. 

Que révèle cela sur notre manière d’habiter les espaces aujourd’hui ?
 « Les espaces sont généralement plus réduits et très souvent multi-usages – fait remarquer Nicolas Crochet.  Les entreprises évoluent rapidement, et les particuliers déménagent plus souvent en raison de parcours de vie moins linéaires. C’est pourquoi l’adaptabilité devient une qualité essentielle du mobilier. Dans ce contexte, nous avons besoin de pièces capables de se reconfigurer selon différents usages et environnements. » 

Mais il y a aussi un enjeu de démocratisation du design et de participation au processus de création. Selon un rapport de IKEA de 2024, 66% des Français sont en effet plus heureux chez eux lorsqu’ils peuvent exprimer leur identité  au sein de leur foyer. Pour Enrica Magnalardo, « les consommateurs sont devenus des “auteurs” de leur intérieur. Ils veulent des solutions qui leur ressemblent, qui évoluent avec eux, mais qui restent simples à mettre en œuvre. Grâce aux technologies, la personnalisation devient plus accessible et plus intuitive. » À ce propos, IKEA propose un outil de planification 3D, ainsi que des configurateurs en ligne. C’est le cas aussi de Tylko, dont 94 % des pes 500 000 milles pièces vendues depuis 2015 sont uniques, créés directement par les clients. « Nous créons le cadre, mais ce sont eux qui réalisent le design final – affirme cofondateur de Tylko. Cela favorise un sentiment d’appropriation émotionnelle et prolonge la durée de vie des meubles dans les foyers. Mais c’est également une manière de lutter contre le cycle du “fast furniture”. » Finalement, c’est donc aussi la question écologique qui donne un nouvel élan aux outils hybrides comme la demi-mesure, en poussant le design à imaginer des solutions durables.  Parce que, comme le fait remarquer Mikolaj Molenda, « Les tendances alimentent la surconsommation. Aujourd’hui, ralentir est devenu une valeur en soi. »