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Helena Minginowicz_I'm so sorry, 2025_Acrylique sur toile_120 x 120 cm_Courtesy of the Artist and Galerie Prima

HELENA MINGINOWICZ, ARTISTE QUI FAIT DU BEAU AVEC DU RIEN

Par ZOE TEROUINARD

Sous le pinceau d’Helena Minginowicz, même les sacs plastiques les plus froissés deviennent des œuvres d’art. Sublimer le banal ? Un jeu d’enfant pour cette artiste polonaise, qui pousse la texture des masques de beauté ou des mouchoirs en papier jusque dans leurs derniers retranchements, transformant les matières les plus anodines en toiles de maître. Loin des diktats et du bon goût figé, Helena Minginowicz interroge la surface — qu’elle soit matérielle ou corporelle — pour explorer notre rapport au monde et à la beauté. Rencontre avec celle qui, à l’ère de l’esthétisme triomphant, réussit l’impossible : faire du beau avec du rien.

Tu peins sur des mouchoirs en papier, des sacs en plastique, des masques… Poux-tu me parler de cette multiplicité de supports et de ce qu’ils apportent de plus que la toile ?

Les objets jetables me touchent profondément. Ils accompagnent notre quotidien, conçus pour être utilisés un bref instant. Nous les prenons, les utilisons, puis les jetons. Ils s’intègrent parfaitement à notre réalité, où tant d’autres choses fonctionnent selon la même logique : la communication, les relations, les sentiments eux-mêmes. C’est ainsi que m’est venue cette idée : nous ressemblons à ces objets éphémères. Nous aspirons à l’éternité, à la pérennité d’une toile, mais nous sommes faits de la même matière que les serviettes ou les objets jetables. Notre vie est courte. Et je veux rappeler que les choses petites et fragiles conservent une forme de puissance — car, au fond, nous sommes nous aussi des êtres fragiles. Je cherche donc à leur offrir une existence prolongée, à leur donner de l’importance, de l’attention. Car ils racontent notre vie, notre rapport au monde, notre identité. Leur caractère jetable, leur fragilité, constituent précisément leur force. Et en tant qu’êtres humains, placés au sommet de la pyramide du vivant, nous avons du mal à accepter cette finitude.

Il me semble essentiel de ne pas oublier les grands concepts, toutes ces choses en perpétuel mouvement. Nous sommes encore en train de tout réinventer. Mais qu’est-ce que la liberté aujourd’hui ? En apparence, nous sommes libres, capables de tout faire. Pourtant, tant de choses restent à accomplir intérieurement. Nous ne sommes pas libres. Et d’ailleurs, savons-nous ce qu’est véritablement la liberté ? C’est pourquoi je peins ces notions fondamentales sur des matériaux qui nous relient, intimement, au sujet. Le masque de beauté, par exemple, nous invite à devenir beaux, à nous détendre. Mais rien n’est aussi simple. Ce masque, avec sa douceur trompeuse, recouvre une réalité plus complexe : nos tentatives de maîtriser le stress, d’apaiser nos traumatismes. Il dépose sur le visage autre chose — peut-être notre vérité. Il arrive que la paix intérieure nous échappe, et cela n’a rien d’anormal. Nous ne devrions pas être en permanence détendus, heureux, souriants. C’est une injonction triste. Cette existence brève, jetable, si vite oubliée, continue de m’émouvoir profondément. Et j’ai simplement envie de la montrer.


Même lorsque tu peins sur la toile, tu reproduis l’effet de la matière créée par un froissement. Les sacs en plastique, les gants chirurgicaux sont bien en évidence devant un visage. D’où vient ce goût pour la matière, pour la texture ?

Ces objets jetables, tout comme ces créatures éphémères, sont à la fois une seule et même chose — et leur contraire. Ce sont des peintures qui contiennent ces figures jetables, comme les sacs en plastique. Il y a là une tension, une opposition : pourtant, ils coexistent et dialoguent. Lorsqu’un objet jetable apparaît dans une œuvre, il devient soudainement visible, alors même qu’il semble insignifiant dans le quotidien. Ce sac que l’on croise, sans y prêter attention, nous échappe habituellement — tout comme ce qu’il porte ou véhicule. Ils demeurent mes compagnons constants, toujours présents lorsque je les utilise. Certains sont marqués de messages simples, de petits sourires, d’un « merci d’être venu » ou d’autres formules anodines. J’y prête attention. Et cela me touche véritablement, car ces objets communiquent quelque chose — parfois même de l’ordre de l’essentiel — bien que cela demeure de la publicité.

Mais j’ai fini par me dire qu’ils nous ressemblent. Nous aussi, nous transmettons des messages dont nous ne mesurons pas toujours la portée, dont nous ne nous sentons pas responsables : nos paroles, nos actes. C’est devenu très courant aujourd’hui. On s’approche, puis on s’éloigne, sans explication. On quitte, on efface, sans rendre de comptes. Ces sacs évoquent cela dans leurs inscriptions, et c’est d’une importance capitale. Le premier portait les mots « Je t’aime », accompagnés de petits chevaux naïfs. Ce message nous touche, car nous avons tous le désir de l’entendre d’une personne proche — ou de pouvoir l’exprimer à notre tour.


En parlant de ça. Il y a quelque chose d’un peu kitsch dans ton travail, comme quelque chose qui sort tout droit du bling-bling de l’ère Y2K. Oui. Entre les larmes brillantes d’un petit chien et les chevaux scintillants, il est assez rare de trouver des peintres qui adoptent une esthétique considérée comme de mauvais goût. Alors pourquoi, au contraire, as-tu choisi d’adopter cette esthétique ?

Au départ, je ne crois pas à la notion de bon goût dans l’art. Pour moi, cela n’existe tout simplement pas. Il n’est pas question de goût, mais plutôt de qualité — de rigueur, de sincérité. C’est ce que je cherche à atteindre dans mon travail. Toutes ces choses clinquantes, éclatantes, relèvent à mes yeux d’une forme de pornographie émotionnelle. Une exagération totale, presque outrancière, du scintillement. Mais ces excès sont bel et bien des marqueurs de notre époque, des traits de notre esthétique contemporaine. Ils nous entourent constamment. Il n’y a donc rien de véritablement bon ou mauvais là-dedans. C’est simplement la réalité. Nous utilisons des émojis, des graphismes, des codes visuels en tout genre. Peut-être sont-ils kitsch, vulgaires, mais dans le kitsch, on trouve une forme de sécurité. Le « camp » aussi est un refuge. C’est un espace où l’on peut être soi, sans jugement. Nous vivons pleinement dans cette logique. Certains affirment y être étrangers, qu’ils n’y touchent pas — je n’y crois pas. Ils les utilisent aussi, mais en le dissimulant. Ce n’est pas une question de bon ou de mauvais goût. Ce que je veux, c’est que mon art reste en cohérence, en compatibilité avec moi-même, en adéquation avec ce que je suis.

Tout cela fait partie de ma vie, de ma réalité. Que cela me plaise ou non importe peu : cela existe, je l’observe, et pour moi, c’est un outil puissant. Il me permet de raconter une histoire — celle des émotions, de la perception, de notre acuité, de notre esthétique actuelle. Il y a tant de symboles, de cadeaux visuels, de graphismes ludiques. Je ne les apprécie pas tous. Certains me touchent, d’autres sont de véritables trésors. Mais peu importe : ils appartiennent à notre réalité. Et comme j’y suis lié, c’est naturellement par eux que je m’exprime. J’essaie de les saisir et de les relier à autre chose, oui, totalement. C’est pourquoi je ne me limite pas aux références issues d’Internet ou du numérique ; je cherche aussi à les mettre en dialogue avec l’art dit “noble” — les maîtres anciens, les symboles, les récits.

Cela permet de créer une forme de continuité, un lien. Une conversation qui traverse l’histoire, dans les deux sens, et pas uniquement depuis le présent. Car nous aimons croire que nous façonnons la réalité uniquement aujourd’hui, dans notre propre époque. Mais c’est faux. La réalité se construit depuis longtemps. Nous n’en sommes qu’un maillon. Nous la prolongeons simplement. Mais il nous appartient de garder en mémoire que d’autres moments suivront — et qu’il est possible de relier les temps, de faire circuler la parole d’un point à un autre, d’ici à là-bas.


Je voulais vous parler des corps dans votre travail. Donc, en ce qui concerne le corps ici aussi, vous vous libérez des diktats. Oui. Vous peignez des cheveux qui, sous votre pinceau, deviennent presque des créatures féériques. Est-ce une façon de faire passer un message ?

Pour moi, le corps représente à la fois une totalité et une somme de fragments. Il est un tout, certes, mais il est aussi constitué de multiples éléments. Chaque jour, nous jouons à en diriger les parties comme s’il s’agissait d’un orchestre sous notre contrôle. Mais il existe aussi un autre langage — celui du corps lui-même. Car toutes ces parties communiquent entre elles, parfois ensemble, parfois séparément. Parfois, elles mènent leur propre vie, indépendamment du reste, tant elles sont nombreuses et singulières. Nous cherchons sans cesse à améliorer notre corps, à le modeler selon des normes : il devrait être ainsi, ou autrement. Nous voulons faire disparaître les poils de certaines zones, jugés inutiles ou gênants. Nous cherchons à les éliminer, à les nier. Pourtant, ils restent une partie de nous. C’est précisément cette zone — celle de l’effacement, du rejet — qui m’interroge.

Il y a, dans cette tentative de suppression, quelque chose de profondément révélateur. Donner une existence à ces éléments, leur offrir une voix propre, c’est reconnaître que le corps, en lui-même, raconte une histoire. Non pas seulement par notre bouche ou nos mots, mais à travers chacune de ses composantes. Chaque partie du corps parle. Et parfois, ce qu’elle exprime est bien plus vrai que ce que notre langage extérieur voudrait faire croire. Tout en nous communique. Chaque fragment de chair, chaque zone oubliée ou négligée, entre en dialogue avec nous. Comme les poils sous les aisselles, ou ailleurs, qui dans mes œuvres prennent la parole à leur manière. Nous n’y prêtons souvent aucune attention. Pourtant, dans ce que l’on juge insignifiant, il peut y avoir une vérité bouleversante. Un mirage peut révéler une réalité intime. Ces détails parlent de nous, parfois à contre-courant de ce que nous prétendons.
On transpire, et pourtant on affirme : « Tout va bien. »
On dit : « Je suis détendu », alors que le corps crie l’inverse.
Et ce sont les aisselles, oui, qui le révèlent — que nous le voulions ou non.

C’est cela qui m’émerveille. Notre corps est bien plus que ce que nous croyons être. Il est un autre nous, un miroir déformé mais sincère, une voix qui échappe au contrôle et dit parfois l’indicible.

Artiste : Helena Minginowicz
Journaliste : Zoé Térouinard
Vidéaste : Ervin Chavanne