Reconnus par l’État congolais, les tribunaux coutumiers de Brazzaville règnent en maître dans les affaires de sorcellerie. Sirènes, pratiques fétichistes et rêves chimériques façonnent le quotidien de ces magistrats hors du commun dans le nouveau documentaire d’Hadrien La Vapeur et de Corto Vaclav Ordalies – Le tribunal de l’invisible. Une immersion envoûtante dans les affaires et méandres ésotériques du Congo.
“Lorsque nous sommes arrivés pour la première fois au Congo, nous avons été frappés de voir à quel point l’enchantement et la magie imprégnaient toutes les sphères de la société.” Dans une note d’intention accompagnant la promotion de leur documentaire, les réalisateurs Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav s’expriment sur l’omniprésence de la magie noire dans ce pays d’Afrique centrale. Un sujet qui relève du défi pour les cinéastes : comment filmer l’invisible, capter l’insaisissable ? Pour autant, le tandem n’en est pas à sa première collaboration autour du mystique : le duo a fait vibrer les salles de cinéma avec le documentaire Kongo (2019), distribué par Pyramide et présenté en 2019 au Festival de Cannes par l’ACID, l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion. Dans Kongo, c’est l’apôtre Médard qui attire l’œil d’Hadrien et Corto. Jugé pour usage de sorcellerie au tribunal de Tenrikyo (le même qui figure dans leur dernière production), l’apôtre se dévoile face à la caméra et introduit les spectateurs au monde invisible des Ngunza, ces guérisseurs et figures spirituelles. Une année auparavant, ils sortent leur toute première réalisation à deux, et partagent avec le public L’étrange histoire de Prince Dethmer (2018), filmant le retour à la vie d’un jeune danseur déclaré mort et enterré à Brazzaville. Cette ville, frémissante et sonore, insuffle sa magie dans la caméra des deux Français et donne une nouvelle fois matière aux vidéastes pour la création de leur film Ordalies, le tribunal des sorciers, produit par BrotherFilms et Expédition Invisible, à voir sur la plateforme de France Télévisions.
Des audiences entre deux mondes
Nous avions eu droit à un teaser dans Kongo (2019), où l’on apercevait l’un des juges encore présent au tribunal de Tenrikyo. Ce tribunal coutumier, situé dans un quartier populaire de Brazzaville, rythme la vie des locaux depuis des siècles. Entre les juges vivants se cachent les juges invisibles, ancêtres du tribunal, consultés au son de cloche qui retentit à chaque affaire : “Les esprits des anciens juges vivent maintenant au pays des morts. Si vous commencez à mentir, ils vont se fâcher contre vous !”, annonce un magistrat en début de séance. Sous l’œil des habitants, qui assistent au jugement (comme l’on pourrait assister à une audience correctionnelle d’ordre ordinaire et non métaphysique), les affaires défilent et nécessitent parfois la réalisation de rituels magiques. Lorsque le malfaiteur n’est pas clairement identifié et que le jury a besoin d’une aide spirituelle pour innocenter (ou pas) un accusé, le rituel du mortier s’avère utile. Ce dernier permettrait au délégué aux ordalies de tuer le sorcier, responsable du malheur du plaignant. Filmé la nuit à la lumière d’une bougie, l’ordonnateur invoque les esprits des anciens juges la veille du rituel, après avoir pillé une tête de serpent séchée dans le mortier. Le lendemain, l’accusé est appelé pour participer à la cérémonie et invoque lui-même les esprits, leur donnant l’autorisation de le tuer s’il ment.
Une lecture sans préjugés
Sans voix off, Ordalies, le tribunal de l’invisible ne pose aucun regard critique sur la société congolaise : ce sont les protagonistes de ce documentaire qui racontent leur propre histoire. Pour les réalisateurs, le but premier de ce film était de laisser aux spectateurs le choix d’y croire ou non : “À l’instar de la mission de ces juges, nous avons voulu échapper à la binarité de certaines questions : Est-ce que la sorcellerie existe ? Ou représente-t-elle un vaste délire collectif comme l’évoque le plus souvent la pensée occidentale ? Nous avons plutôt cherché la voie du milieu en filmant les audiences, permettant ainsi au spectateur de se questionner sur son propre rapport à la croyance.”
Parmi les affaires traitées se détache celle d’Achille Diebanza, amoureux d’une sirène. Avec désespoir, il fait appel aux juges pour que ces derniers retrouvent « l’entité aquatique » qu’il dit s’être fait voler. L’amoureux, qui possède un portrait de sa belle tatoué sur le torse, finit par retrouver sa bien-aimée avec l’aide d’un maître-sorcier. Réputé pour sa population de créatures fantastiques, le fleuve Congo est le théâtre de l’amour qu’Achille porte à cette sirène. Torrentiel, spectaculaire et poétique, l’affluent est à l’image de ce documentaire, que l’on laisse nous emporter vers d’autres croyances.
Ordalies – Le tribunal de l’invisible est disponible en replay pendant 120 jours sur France.tv