À seulement 27 ans, Tassiana Aït Tahar s’impose déjà dans le paysage artistique contemporain. Passée par l’école Kourtrajmé, celle qui étudie actuellement aux Beaux Arts multiplie les coups d’éclat : de “Uber life”, une installation humanisant le quotidien des travailleurs aussi précaires qu’ignorés de la plateforme, à sa dernière exposition, “Ça fait des années que les fleurs ont fané,” explorant les dynamiques des traumatismes qui traversent les générations pour créer des arbres généalogiques gangrenés par la colère et l’injustice. Photographie, mais aussi céramique, installation ou audiovisuel, la jeune femme originaire de Metz touche à tout, avec toujours la même passion et le même désir : celui d’utiliser son art pour réveiller les consciences, et mettre des mots sur les sentiments les plus inexplicables.
Tu es étudiante aux Beaux Arts, et tu as récemment présenté l’installation “Ca fait des années que les fleurs ont fané”, qui revient sur ton histoire familiale. Est-ce que tu peux nous en parler ?
En août dernier, j’ai commencé à en savoir plus me concernant. J’ai compris que, en fait, je savais rien. J’ai commencé à poser des questions. J’ai fait une introspection, j’ai essayé de comprendre pourquoi j’étais comme ça. J’ai découvert que le petit frère de ma grand-mère, à l’âge de 19 ans, avait été jeté dans un puits par l’armée coloniale. Dans toutes les familles qui sont issues de la diaspora, il y a des histoires familiales qui sont choquantes, mais qu’on ne mesure peut-être pas aujourd’hui et à quel point ça a des liens avec les générations futures. En continuant à chercher, j’ai entendu parler de traumatisme transgénérationnel, et c’est là où j’ai compris que la colonisation, c’était grave.Quoi qu’il arrive, on va tout le temps être rattrapés par ces traumatismes. C’est une histoire familiale qui m’est spécifique, mais mon histoire familiale, aussi singulière soit-elle, elle rentre dans quelque chose d’universel. Peut-être qu’il y a des gens qui ne sont pas racisés, mais qui ont connu des histoires traumatiques qui sont liées de façon générationnelle. Il y a eu la Seconde Guerre mondiale, la Première Guerre mondiale… Nos traumatismes sont inscrits dans notre ADN, on est fait avec ces traumatismes-là.
J’ai imaginé le fruit de la grenade, qui est un fruit qui était constamment dans le jardin de ma grand-mère. En fait, c’est incroyable le double sens de ce fruit, qui est à la fois magnifique, qui est à la fois une explosion. C’est un fruit qui est hyper robuste, et quand tu l’ouvres, c’est comme si c’était un coffre qui était rempli de diamants. J’ai trouvé la métaphore hyper belle. C’est très intéressant de reproduire des grenades en céramique, les faire entrer dans cet espèce de conte, ces grenades qui étaient au fond d’un gouffre et qui, un jour, en sortaient pour reprendre le pouvoir. Tout a fait un lien autour de moi, l’histoire du puit, l’histoire des grenades, l’histoire des chaînes de transmission.
Comment as-tu réussi à donner une vie matérielle à toutes ces idées-là ?
J’aborde la question par rapport aux cycles. Il y a un rapport avec la renaissance. On commence quelque chose, ça monte, puis ça redescend. Presque tout est en forme circulaire. Le puit est circulaire, les grenades sont circulaires, le carrousel de photos est circulaire. Quand tu déambules, tout est circulaire. Tu commences avec la pièce que j’ai faite, qui est en forme de banc, en rapport avec l’école, qui exprime l’idée de ne pas trouver sa place, de ne pas pouvoir s’asseoir sur aucune de ses chaises et d’avoir créé un monde au milieu. Ensuite, on arrive au puit, où il y a cette espèce d’explosion, où les grenades sortent du puits. Elles ont été métamorphosées, elles mutent. Après, il y les photos où il n’y a rien dessus. Ce n’est que de l’absence, qui révèle des présences, comme des ectoplasmes, des formes de fantômes. Je parle beaucoup du fait d’être toujours un peu hanté par des choses, c’est pour ça que ces photos sont saturées d’ectoplasmes. pToute cette enquête que j’ai fait par rapport à ma famille, cette quête de savoir d’où je venais, elle a été faite en Algérie. Quand je suis rentrée à Paris, et que j’ai mis mes négatifs dans le papier cristal pour les protéger et les développer, de l’eau a coulé dessus. Le lendemain, quand j’arrive, je vois que tous mes négatifs sont collés. Et quand j’arrache, tout est blanc. Et quand je passe dans le scan, je me rends compte qu’en fait, il y a plein de taches de cristal dessus.
C’est comme s’il y avait quelque chose à chaque fois qui était transcendant, spirituel, qui venait à chaque fois m’accompagner dans mon travail. Au final, esthétiquement, c’est comme si tout était déchiré. Parce que toute mon histoire, elle a été déchirée. Et à chaque fois, on retourne dans ces cycles.
Avant de rentrer au Beaux-Arts, tu étais à Kourtrajmé. C’est dans ce cadre-là qu’est né le projet Uber Life, qui explore l’intimité des travailleurs Uber dont toi-même t’as fait partie. Est-ce que tu peux me parler de projet ?
Quand j’étais élève à Kourtrajmé, j’étais livreuse depuis 4-5 ans. Je parlais de mon quotidien, et c’était hyper compliqué, parce que pendant le Covid, quand le monde s’arrêtait de tourner, nous, on tournait encore. Je parlais du fait d’être complètement invisibilisée, d’être utile dans une société, mais de pas être considérée… J’ai produit des œuvres où je parlais de mutations. J’ai fait une installation qui s’appelait Terra, J’avais mis plein de chaises pliantes, plein de poubelles, pour matérialiser ce qui était notre salle de pose à nous. On était dans la rue, donc forcément, on attendait dehors. J’avais presque l’impression qu’on faisait partie du mobilier urbain. J’ai commencé à bétonner toutes mes pièces, comme si on commençait à être engouffrés et cristallisés à l’extérieur.
Le fait de mettre en avant des histoires qui sont peu présentes non seulement dans l’histoire de l’art, mais aussi dans l’histoire française tout court, c’est un peu le fil rouge de ta pratique. Est-ce que c’est quelque chose de conscient ? Est-ce que c’est quelque chose de revendiqué ?
Je ne sais pas si c’est conscient, mais bien sûr qu’il y a une revendication. Cette revendication, elle n’ est pas consciente, mais plutôt vitale, instinctive. Je fais ça parce que c’est à l’intérieur de moi, et même si je sais faire autre chose, je pense que c’est la meilleure chose que je sais faire. Je me dis que nos récits doivent exister. Je pense que nous, les personnes racisées, on doit se battre au quotidien, mais on n’a pas choisi de se battre. Mon existence en France, elle est politique et c’est déjà une lutte, sans même que je le veuille. Choisir ses luttes, c’est un luxe et il faut s’en rendre compte, c’est hyper important de le savoir. Je pense que mon art, c’est une manière de lutter, mais c’est aussi une manière de comprendre.
C’est hyper important de conscientiser ce qu’on dit. Il faut continuer à réfléchir, à être solidaires entre nous, à créer des collectifs, même si ce n’est pas forcément de l’art contemporain. De continuer à être solidaires et faire des rencontres entre des artistes, des théoriciens, des militants, des gens qui sont issus de milieux différents mais qui ont tous pour but de faire évoluer notre société, pour qu’on puisse juste vivre en paix et continuer à transmettre nos mémoires et nos existences.
Artiste : Tassiana Aït-Tahar
Journaliste : Zoé Térouinard
Vidéaste : Ervin Chavanne
Special thanks : Too Hotel























