De Givenchy à Dior, du casual au quasi formel, le rose n’est plus une tendance, mais une véritable love story.
Lorsqu’en 1956 Stanley Donen réalise Funny Face, d’après la comédie musicale éponyme de George et Ira Gershwin, il ne se doute pas un instant que le triomphe du rose qui est au cœur du film envahira la mode plus de soixante ans plus tard. Cette fulgurante envie d’un monochrome joyeux qu’il prête à Maggie Prescott, directrice du magazine Quality et qu’elle partage impérieusement avec ses équipes d’un “Think Pink !” devenu célèbre. Alors oui, définitivement oui, la mode pense désormais en rose. Sur les podiums, dans les pages des glossies mais aussi – c’est important de le signaler – dans les boutiques et les garde- robes. Une réalité qui fait d’ailleurs dire au magazine britannique Stylist sur une de ses dernières couvertures : “Vous l’avez en rose ?” Le triomphe du rose en 2022 n’est pour autant ni soudain ni tout à fait surprenant. Snobé par l’Institut Pantone, qui prétend faire la pluie et le beau temps sur les musts coloriels, il s’impose crescendo dans les collections depuis cinq ans, été comme hiver.
Temps fort de cette montée en puissance, la première capsule full pink griffée Jacquemus et son pop-up store façon distributeur automatique. Apothéose pour l’automne-hiver 2022 avec Valentino, dont le directeur artistique Pierpaolo Piccioli s’est justement adjoint les services de Pantone pour créer un “PP pink” ultra saturé en pigments. Vêtements et scénographie en harmonie immersive intense. L’artiste numérique Anne-Sarah Le Meur reconnaît d’ailleurs au rose vif des pouvoirs quasi hypnotiques, comme le fit avant elle le grand Simon Hantaï, dont la Fondation Louis-Vuitton vient de célébrer le centenaire avec une exposition majeure.
Il est d’autant plus spectaculaire d’assister à cette marée rose chez Valentino que la griffe a ancré son histoire sur une référence colorielle quasi monomaniaque – le rouge – jusqu’à en donner le nom à sa deuxième ligne, “Red Valentino”. Il y a trois ans, une première brèche avait été ouverte avec “Le Blanc Valentino” dans une démarche d’épure qui traverse tous les produits de la marque. La tentative était plus qu’intéressante car elle faisait écho à la collection haute couture totalement blanche dessinée par Valentino Garavani en 1967, souvent adoubée par les spécialistes comme l’une des plus belles collections de mode de tous les temps. En vain ou presque, puisque ce blanc s’éclipsa rapidement du vocabulaire de Pierpaolo Piccioli, peut-être convaincu que l’immaculé seyait davantage à Courrèges, Margiela et autres marques plus radicales. Cette nouvelle page rose dans la mode n’a pu s’ouvrir que lorsque cette couleur s’est (enfin) défaite du qualificatif girly qui lui collait aux basques comme de l’acné sur le visage d’une collégienne. Le rose pour les petites filles ne date, au fond, que des années 1950 – construction culturelle anglo-saxonne visant à en faire de parfaites ménagères et épouses. Auparavant, cette distinction entre bébés filles et garçons n’avait que très peu d’impact sur la couleur de leurs layettes, ou alors, dans le sens opposé. Le bleu ciel évoquant la pureté virginale – ne dit-on pas le bleu Sainte-Vierge ? –, et le rose, la noblesse et le courage incarnés par le roi Henry IV dans un célèbre tableau de Jacob Bunel datant de 1606.
Cette représentation du souverain en dieu Mars, arborant une tunique rose bonbon, n’est qu’un des nombreux exemples d’une virilité qui s’accommode parfaitement de cette tonalité, bannie du vestiaire masculin depuis la révolution industrielle, excentriques mis à part. Mais la revanche est bel et bien là, puisque les collections homme lui ouvrent désormais les bras. De Givenchy à Dior, du casual au quasi formel, ce n’est plus une tendance mais une véritable love story. Même Rick Owens, l’éternel prince du dark, s’y est mis pour l’été 2023. Cette ultra-visibilité, genrée ou non, est la preuve du caractère versatile du rose, qui se prête à toutes les humeurs et à tous les récits : romantique ou électrique, pop ou exotique, rebelle ou royal. En 2018, Valerie Steele organisait au Fashion Institute of Technology de New York une importante exposition et un symposium, “Pink: The History of a Punk, Pretty, Powerful Color”, réunissant des créations iconiques de Schiaparelli et de Comme des Garçons, soulignant ainsi son caractère subversif. Un adjectif que ne renierait pas le duo d’artistes Eva & Adèle qui en a quasi fait sa couleur signature. Pink & Punk, certes, mais aussi Pink & Sex, puisque le rose est la couleur des genitalia et, par extension, de l’affirmation de soi, comme en témoigne le formidable clip de “Pynk” par Janelle Monáe sorti en 2018.
La multiplicité de ces histoires et de ces références est possible grâce à la place singulière occupée par le rose sur le cercle des couleurs. Comme un pivot entre les couleurs chaudes et froides, ou comme un gris qui ne serait pas neutre. Du fuchsia au poudré, il y a un monde. Et pour évoquer l’ailleurs, le rose n’a pas d’équivalent. Plutôt rare dans nos contrées (à l’exception de nos jardins), il est très présent sous d’autres latitudes, notamment dans le patrimoine architectural et culturel. Du Mexique au Maroc, du Miami Art Déco à la saison du Hanami au Japon, il évoque souvent la tradition. Le “bleu marine de l’Inde”, comme l’appelait Diana Vreeland, y est omniprésent, bien au-delà de Jaipur, appelée la Ville rose comme chacun sait.C’est donc aussi parce qu’il prend tout son éclat et ses nuances sous le soleil que le rose règne actuellement sur la mode. S’il n’est rien de plus beau qu’une peau noire pour mettre en valeur sa richesse chromatique, l’inverse est également vrai. Une réalité factuelle qui n’aura pas échappé aux POC (People of Color) qui trustent les postes créatifs importants, des magazines aux studios de création. La vie en rose, c’est vraiment maintenant