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« Based on a true story », le streetwear réinventé de Filles à Papa Crédit photo: D.R

La mode en dehors des capitales

Par LAURENT DOMBROWICZ

Pour certains créateurs et créatifs, nul besoin de s’accrocher aux grandes capitales de la mode. Pour eux, le bonheur est dans le loin.

L’exode des grands centres urbains, et plus spécifiquement ceux de Londres, New York et Paris, ne semble pas s’être arrêté avec le relatif contrôle de la pandémie. Il semble même lointain le temps où Shoreditch, Brooklyn et Belleville se dressaient en épicentres incontournables de la mode et la création. Pollués, désertés pour leurs loyers prohibitifs, ces ex-oasis de branchitude sont bel et bien représentatifs de cet ancien monde surannéRobe ballon popeline de coton, chaussures plateforme cuir noir, ROCHAS., devenu une caricature de lui-même. Nouveaux eldorados, les campagnes, villages et petites villes sont les gagnants de cette migration new-look, de cette réappropriation des terroirs qui ne dit pas forcément son nom. Cette mise au vert progressive ne date pas de l’épisode Covid, loin s’en faut.

La célèbre styliste Anna Dello Russo, connue pour ses looks hauts en couleur et son style maximaliste, dirige la quasi-totalité des prises de vue pour l’édition japonaise de Vogue depuis son village des Pouilles dans le sud de l’Italie. S’y pressent mannequins et photographes comme on réunit une famille autour d’un bon plat de pâtes. Gluten compris. En 2017, ce sont les 40 employés du label Vetements, alors au faîte de sa renommée, qui ont quitté Paris pour Zurich. Outre un régime fiscal ultra-favorable, Guram Gvasalia, à la tête de cette marque qui se définit comme plateforme collaborative, a également mis en avant « son ras-le-bol de Paris et du bling de la mode » pour expliquer ce choix.

Si l’argument est quelque peu suspect, il trahit cependant une envie de no man’s land qui n’est pas sans rappeler l’essor de la première génération de stylistes belges au milieu des années 80, qui déclaraient à l’époque représenter un contre-courant par rapport à l’establishment mode de Paris et de Milan et au style Montana/Versace. Dans cette fuite des mégalopoles de la mode, à chacun ses raisons, à chacun son exode. Excentré pour qui et par rapport à quoi ? Excentré comment ?

Pour le créateur Federico Curradi, adepte d’une mode masculine à la fois brute et sensuelle, le lifestyle et les valeurs sont au centre de tout. Dans une maison isolée sur une colline proche de Florence, il partage sa vie avec deux chiens-loups tchécoslovaques, en prise directe avec la nature. Dans une interview en 2019 lors de son passage chez Rochas où il signa de très belles collections masculines, il citait les éléments de cette garde-robe comme on parle de recettes de cuisine : « Venant de la campagne, j’ai toujours accordé une grande importance à l’origine des choses, des produits. Des choses que nous mangeons comme les œufs qui viennent de chez Maria ou le lapin élevé par Umberto jusqu’aux outils que nous utilisons pour travailler la terre. La beauté de cette vie simple est liée à cette dimension de microcosme, où chacun connaît et aide son voisin. De la même manière, grâce à l’éducation que j’ai reçue de mes parents, j’accorde de l’importance à la valeur de chaque pièce de vêtement, que cette valeur soit liée à son histoire, à l’artisanat qu’elle requiert ou à son esthétique. J’ai toujours été préservé de la tentation de la fast Fashion. »

Pour Carol et Sarah Piron, du label liégeois Filles à Papa qui a déjà 12 ans, le choix de rester proches de leurs origines relève à la fois du champ professionnel et de la sphère privée, comme si les deux ne pouvaient être séparés. Est-ce qu’être excentré ne voudrait pas dire, au contraire, être au centre de tout ? “La famille, les ouvriers de mon père, les amis, les artistes qui nous entourent depuis toujours font partie intégrante de l’aventure Filles à Papa. La question de fonder le label ailleurs ne s’est jamais posée”, commente Carol.

Installées à Herstal, dans la banlieue paupérisée de Liège, les sœurs Piron puisent dans leur quotidien le substrat de leurs collections, comme dans leur opus mode baptisé “Based on a true story”. Ce qui ne signifie pas pour autant une vision restrictive et autarcique : “Aujourd’hui, je fais le trajet de Bruxelles tous les jours. Nos collections ont beaucoup de succès à Los Angeles et on ne s’interdit pas de faire bouger les choses, psychologiquement comme géographiquement. Tout est possible”, conclut Carol. Pour le modiste Benoît Missolin, le voyage ressemble à une boucle.

Il a grandi dans le Sud, étudié et fondé sa griffe à Paris avant de mettre le cap sur Londres pour être près de son amoureux. “Après trois ans à Londres, j’en avais déjà assez. Quand nous nous sommes séparés, je n’étais déjà plus en amour avec la ville de toute façon. Reprendre un atelier à Paris, avec les loyers astronomiques, il n’en était pas question, même en 2018 quand je suis revenu. Alors, à la recherche d’un vrai contraste, je suis revenu au point d’origine, à Vaison-la-Romaine où j’ai une très jolie maison et où j’ai pu installer l’atelier de mes rêves. Maintenant, je ne cache pas que la vie là-bas, où tout le monde connaît tout le monde, c’est sympa un moment. Mais j’ai absolument besoin de Paris, à mi-temps ou presque, pour me stimuler les yeux et m’aérer la tête. Ma culture mode est à Paris et c’est une chose à laquelle je ne renoncerai pas.” Qu’ils soient motivés par une quête de mieux-être, un retour aux sources ou une simple envie d’ailleurs, ces exils consentis rebattent les cartes. Dans cette culture du TER et des gares de province, la mode semble en tout cas en avoir dessiné de nouvelles.